08/09/2006
Le voeu de Messire Arnulph
An de grâce 1440
Dame Ermeline traverse le pont Arnaud qui enjambe la Deûme de ses deux arches de pierre. En dessous, la rivière tourbillonne et se précipite vers le Pied de Bœuf1 où elle se jette dans la Cance. Mais la damoiselle2 n’est pas le moins du monde émue à la pensée de ces tendres épousailles, elle se dirige à grands pas vers le faubourg de Bourgville qui s’étend au pied du château d’Annonay. A l’exception du moulin à moudre la moutarde toujours actif au bord de l’eau, les maisons de ce quartier ne sont plus que des mures3 envahies par le lierre et les orties. Dame Ermeline franchit la belle porte de Bayas et se retrouve sur la place des Estimes ; une foule bruyante et colorée se presse autour du Banc des Chevaliers. Mais il n’est pas question de s’attarder, la donzelle2 se fraye un passage jusqu’à la demeure de son amie, Jeanne, où elle est attendue. Après les embrassades, nos deux commères s’assoient. Parmi les nombreuses nouvelles qui passent de bouche à oreille, une en particulier mérite toute leur attention. Qui aurait pu penser que la jeune Guillemette puisse tromper son pauvre Béranger avec un escoffier ? Le coquin lui fait sans doute bonnes chaussures à son pied !
Mais personne en vérité n’aurait connu l’affaire si la belle n’était pas allée se confesser au prieur. Avant de lui donner l’absolution, ce dernier se renseigne : quand, où, comment et combien de fois l’adultère est-il consommé ? Guillemette répond sans méfiance et, le lendemain, alors que les amants sont au lit, on vient les arrêter ! En effet, le clergé d’Annonay possède le droit d’appréhender, de jour comme de nuit, les couples adultérins ou concubins et de les conduire dans un lieu dépendant de l’Eglise. Là, un abbé leur propose de payer une amende afin d’échapper à un infâme châtiment. L’escoffier n’est qu’apprenti et il n’a pas un sou vaillant ; Béranger refuse de donner un seul de ses écus pour sauver une ribaude qu’il a eu le malheur d’épouser. Alors, les amants sont condamnés à courir dans les rues aussi nus que des vers ! Rouges de honte, tels Adam et Eve fuyant le Paradis Terrestre, ils font le tour de la ville sous les huées et les crachats.
Depuis, Guillemette l’infidèle, chassée par son époux, est recluse dans un couvent où elle prie et jeûne pour le salut de son âme. Quant à l’escoffier, dame Jeanne affirme qu’après l’avoir vu courir par les rues dans le plus simple appareil, toutes les dames soupirent maintenant à fendre l’âme lorsqu’elles passent devant sa boutique !
Mais un nouveau spectacle attire les deux amies vers la fenêtre. Sous bonne escorte, Messire Arnulph descend péniblement la colline du château. En sa qualité de bailli d’Annonay, il siège chaque semaine au Banc des Chevaliers pour y rendre la justice. Déjà de nombreux plaignants l’y attendent. Mais ce matin, le poids des ans lui semble bien lourd à porter. Malgré le soleil de printemps, il est glacé jusqu’aux os. Au crépuscule de sa vie, peut-être est-il tourmenté par l’idée de la mort.
Le banc des chevaliers est installé au pied de la montée du château sous un orme centenaire. Messire Arnulph se laisse tomber lourdement sur son fauteuil tendu de velours cramoisi et ramène sur lui les pans de son manteau. Tour à tour, chacun vient exposer ses griefs et s’en remettre au jugement du vieux bailli. Mais ce dernier n’accorde qu’une oreille distraite aux parties en présence. Pour l’instant, une seule pensée occupe son esprit : ne pas se laisser surprendre par la Grande Faucheuse ; mettre ses affaires en ordre avant que tout soit dit.
A midi, toutes les plaintes ont été entendues, jugées et consignées sur les registres. Messire Arnulph rentre chez lui et demande qu’on appelle un notaire ; il a décidé de faire son testament.
« Je, Arnulph, en mon sain entendement et en ma bonne connaissance, rappelant à ma mémoire que rien n’est plus certain que la mort, j’établis et ordonne mon dernier testament et mon dernier devis en cette manière… » Certes, le bailli est fort riche ; il a soin de répartir équitablement toutes ses possessions entre les membres de sa nombreuse famille. Mais il ne s’en tient pas là car il lui reste à exprimer une toute dernière volonté : « donner à treize pauvres, en l’honneur de Notre Seigneur et de ses douze apôtres, un bon dîner et une paire de chaussures ». Ce vœu pieux fut-il exprimé dans l’espoir de faire taire quelque remord de conscience ou révèle-t-il une âme compatissante à la misère d’autrui ? Cent ans de guerre contre les Anglais ont ruiné le royaume et le pillage d’Annonay par les soudards de Rodrigue Villandrando est encore dans toutes les mémoires. Les miséreux affamés s’entassent dans les hospices de la ville : le vieil hôpital de l’Aumone, l’hôpital des Pauvres de Notre-Dame-La-Belle fondée par le Cardinal Bertrand et la commanderie Saint-Antoine où les corps affaiblis se consument du Mal des Ardents.
Louis Arnulph pousse un soupir ; il se sent soulagé. Le visage de la mort ne lui paraît plus si terrible ; il sait maintenant qu’il a mis de l’ordre dans sa vie et à l’heure venue de faire ses adieux, il pourra s’en aller en paix.
« Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les coeurs contre nous endurciz,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz. »4
1 Pied de bœuf : confluent
2 Jusqu’au XVIIème siècle, mots employés pour désigner une femme mariée de la petite noblesse ou de la haute bourgeoisie.
3 Mure : maison en ruine
4 François Villon
15:05 Publié dans Anecdotes, Histoire et légende | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : annonay, guerre de cent ans, moyen age, arnulph, bailli, adultère, banc des chevaliers
03/09/2006
Une nuit au prieuré de Trachi
An de grâce 1576
Son balluchon sur le dos, le sieur Froment, marchand du Dauphiné, traverse à grands pas le faubourg de la Recluzière. S’il se présente après neuf heures du soir à la porte de ville, elle sera verrouillée et il lui faudra attendre cinq heures du matin pour entrer dans Annonay.
Une semaine auparavant, notre homme a réuni toute sa maisonnée pour annoncer qu’il partait en voyage. Il va se rendre en Vivarais pour négocier l’achat de plusieurs pièces de draps. Puis, se tournant vers sa femme, il a aussitôt ajouté :
« Les rumeurs de la guerre s’éloignent mais les chemins ne sont pas sûrs ; je remets ma vie entre les mains du Créateur. Si un malheur m’arrive, voici quelle est ma dernière volonté. Isabeau, l’aînée de nos filles, épousera Flory, notre commis. Ce jeune fripon n’a pas la langue dans sa poche ; il attire les clients par de douces paroles et s’efforce toujours de vendre au meilleur prix. Nul doute qu’il saura veiller sur sa belle famille et faire prospérer la boutique tout aussi bien que moi. »
Le lendemain, le père a embrassé sa femme et béni ses enfants avant de se mettre en route, le cœur léger.
Mathieu Froment s’arrête un instant devant les murs du Couvent des Frères Mineurs ; ils portent toujours de profondes blessures infligées par les mercenaires du Capitaine Saint Romain. A l’autre bout du pont de Deûme, la lourde porte de ville encastrée dans le rempart est encore ouverte malgré l’heure tardive. Couronnée d’une tour massive, elle semble inébranlable.
Bien à l’abri des murailles, notre Dauphinois remonte la rue de Deûme pour gagner la Place Vieille que domine l’imposante silhouette du château. La demeure des seigneurs d’Annonay est à présent privée de sa Tour de Justice. Il y a plus d’un siècle déjà, un tremblement de terre l’a fait s’effondrer sur les malheureux prisonniers enfermés dans d’obscurs cachots.
Sur la place elle-même, l’église paroissiale Notre Dame offre un spectacle de désolation. Au nord d’un immense champ de ruines, un seul pan de mur reste miraculeusement debout. Il a été épargné grâce à la détermination du Sieur Peyron, un marchand protestant, qui refusa de donner à boire aux démolisseurs. Furieux, ceux-ci décidèrent de s’en aller sur le champ sans terminer leur ouvrage ! Mathieu Froment soupire ; depuis son départ, il a vu partout les mêmes images de destruction et de mort. Les maisons et les champs ravagés par les flammes… La famine qui frappe et vient à bout les plus démunis… « Aux chemins de la guerre ne pousse pas de blé »… Les larmes des mères suffiront-elles à laver tous les crimes commis au nom d’un Dieu créé à l’image des hommes ?
A travers les gravas répandus sur le sol, Maître Froment se dirige vers les bâtiments de l’ancien prieuré de Trachin. Le père Louison y a installé une auberge où se retrouvent de nombreux voyageurs. A peine entré dans la grande salle, le bruit joyeux des conversations et l’odeur délicieuse de poulets rôtis à la broche redonnent du cœur au ventre à notre Dauphinois. Il s’assoit dans un coin et commande du vin ; ce soir il veut oublier la cruauté des temps.
Tout en mangeant de fort bon appétit, Mathieu Froment échange des nouvelles avec ses compagnons de table. De nouveaux arrivants se joignent à eux. Tous parlent de leurs préoccupations du moment. Après un été particulièrement chaud, les Annonéens redoutent les pluies d’automne qui provoquent des crues épouvantables. Un vieillard évoque celle de 1449 qui emporta l’église Saint-Pierre-des-Martins et son pauvre curé. Le saint homme avait lutté longtemps contre les eaux déchaînées avant de succomber à la fureur des flots. Un autre raconte que, par deux fois en octobre 1567, une crue de la Deûme a arraché la porte de ville de ses gonds et l’a charriée jusqu’au Rhône. Il a fallu la repêcher dans le fleuve et la ramener sur une charrette tirée par des bœufs !
Il est tard lorsque Mathieu Froment regagne la chambre qu’il a réservée pour la nuit. Par la fenêtre, il aperçoit la chapelle de Trachin et les bâtiments vétustes qui l’entourent. Grisé de fatigue, de vin et de paroles, notre homme s’assoit au bord du lit à baldaquin pour enlever ses bottes. Puis il s’allonge tout habillé, ferme les yeux et s’endort…
Soudain, un horrible craquement se fait entendre. Une grosse pierre vient de se détacher du haut du clocher de Trachin. Elle perce d’abord le toit de l’auberge, puis traverse le plancher du galetas et enfin… s’arrête d’elle-même sur le ciel de lit, juste au-dessus de la tête de notre Dauphinois !
Réveillé en sursaut, Mathieu Froment se redresse. Telle l’épée de Damoclès, la pierre le menace toujours ; si le baldaquin cède, il aura la tête écrasée. Alors, les jambes flageolantes, notre homme sort tout doucement du lit et se laisse tomber sur une chaise placée à son chevet. Il est couvert de poussière mais bien vivant.
A ce moment des voix retentissent dans le couloir ; des bruits de pas précipités résonnent dans la montée d’escaliers. La porte de la chambre s’ouvre à la volée et l’aubergiste entre, une lanterne à la main. Il est bientôt rejoint par une dizaine de personnes brutalement tirées de leur paisible sommeil. A la faible lueur de la bougie, tous aperçoivent la grosse pierre posée sur le ciel de lit puis les regards se tournent vers le Dauphinois tout hébété sur sa chaise. Un grand silence a succédé au tumulte causé par l’évènement.
« C’est un miracle ! » s’écrie soudain l’une des servantes en faisant son signe de croix et l’assistance émerveillée reprend ces mots comme on récite une action de grâce. Demain dès l’aube, la nouvelle se répandra dans la ville ; tout le monde dira que le marchand doit la vie à une protection spéciale de la bonté de Dieu. Mais à cette heure, Mathieu Froment lève les yeux vers le trou béant dans la toiture ouverte sur le ciel de nuit…et là, il voit un magnifique croissant de lune qui luit juste au dessus de son lit.
17:30 Publié dans Anecdotes, Histoire et légende | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chapelle, guerres de religion, légende, histoire, annonay, trachin, deûme
02/09/2006
Le sourire de Madame Dumas
Sous la Terreur, Antoine Dumas, boucher de son état, héberge des prêtres réfractaires pourchassés par les soldats. En effet, malgré la menace de la guillotine installée à la Croix de Justice, ce catholique fervent ne peut se résoudre à laisser la fureur révolutionnaire se déchaîner contre ceux qui ont choisi de rester fidèles à leur foi. D’ailleurs, quelques mois auparavant, François Antoine Boissy d’Anglas lui-même s’est opposé à une troupe de soudards et a ainsi sauvé d’une mort certaine sept malheureux prêtres qui traversaient Annonay pour se rendre en Savoie.
Chaque matin, dans sa grande maison de la place Mayol, Madame Dumas sort une belle nappe blanche toute brodée de sa main et en recouvre la table de la salle à manger. Puis elle dépose chandeliers, calice et ciboire autour d’une croix en or finement ouvragée. Les voisins s’en viennent les uns après les autres, soucieux de ne pas trop attirer l’attention. La messe est célébrée devant une assistance recueillie et fervente puis, après l’ « ite, missa est », chacun s’en retourne chez lui aussi discrètement qu’il est venu.
Restée seule, la maîtresse de maison nettoie avec soin et range les objets du culte avant de faire servir le petit déjeuner.
Mais ce jour, Madame Dumas doit accomplir une tache un peu particulière. Certes, ce n’est pas la première fois… néanmoins, son cœur bat plus fort à l’idée de ce qui l’attend.
En fin d’après-midi, elle quitte sa demeure par la sortie dérobée qui donne sur la rue de la Réforme et elle rejoint la Grand Rue encore encombrée de charrettes. Elle se dirige vivement vers la place du marché qui, malgré son récent changement de nom, continue à être, pour les Annonéens, la « place des Messieurs ».
Le regard de Madame Dumas est attiré par la silhouette sombre du clocher de la chapelle de Trachin. En août 1789, de hardis sans-culottes ont escaladé ses trente-sept mètres de hauteur pour y fixer leur symbole : un bonnet de la liberté en fer blanc ! Le quartier qui s’étend au pied de l’édifice est peuplé de petites gens qui se pressent dans un enchevêtrement de ruelles étroites et pentues. Personne ne sait depuis quand on l’appelle « la cour des miracles ».
Mais Madame Dumas ne va pas jusque là. Elle s’arrête devant l’église Notre Dame, pousse le battant de la porte d’entrée et descend les quinze marches qui la conduisent dans la nef où une table est dressée. Son immense plateau repose sur une dizaine de tréteaux et porte encore les restes d’un banquet civique copieusement arrosé. De chaque côté, les deux grandes coquilles, venues des Indes, qui servaient de bénitier sont remplies de vin aussi rouge que du sang.
Malgré sa tristesse, Madame Dumas redresse la tête. N’est-elle pas venue pour sauver ce qui peut l’être encore ? La fidèle paroissienne se signe respectueusement devant la sépulture de Nicolas du Peloux profanée -dit-on- en 1616 par un sonneur de cloches qui voulait s’emparer de son cercueil en plomb, et se recueille quelques instants à l’entrée du chœur faiblement éclairé par la lampe du Saint Sacrement. Elle prie la Sainte Vierge de lui donner du courage puis elle se dirige vers une petite porte dissimulée dans un recoin obscur. Peu de temps avant d’être arrêté, le curé de Notre Dame lui en a confié la clé pour qu’elle puisse mettre en lieu sûr quelques peintures sacrées.
Madame Dumas constate que, depuis sa dernière visite, des larrons ont forcé la serrure et sont entrés dans la sacristie mais, par bonheur, les deux tableaux qu’elle y avait laissés sont encore là, miraculeusement intacts. Elle s’attarde un instant à contempler celui qu’elle a toujours aimé : dans un décor naïf, Marie sourit avec douceur à l’enfant Jésus blotti entre ses bras.
Madame Dumas extrait les toiles de leur cadre, les roule délicatement, les glisse sous ses jupes et les attache à une corde qu’elle porte autour de la taille… une par devant… l’autre par derrière.
Sur le chemin du retour, son précieux fardeau vient lui battre les jambes à chaque pas. Sa démarche ressemble à celle d’un automate… lente et raide. A chaque instant, elle doit éviter de heurter les passants pressés de rentrer chez eux avant le couvre-feu. Parfois, Madame Dumas croise des soldats. Elle s’arrête alors contre un mur comme une pauvre infirme épuisée par la montée trop rude. Puis, lorsqu’ils ont dépassé l’angle de la Grand Rue, elle se remet en route.
Quel soulagement lorsqu’elle arrive enfin en vue de sa demeure ; qu’elle en franchit le seuil saine et sauve quoique encore très émue !
Plus tard, lorsque tous les tableaux ont retrouvé leur place dans l’église Notre Dame, Madame Dumas, le visage illuminée d’un doux sourire, a raconté son histoire à ses petits enfants… qui l’ont eux-mêmes racontée à leurs petits-enfants…
Aujourd’hui, nous nous souvenons toujours de ce sourire… le sourire d’une femme audacieuse qui traverse le temps.
08:05 Publié dans Anecdotes, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Révolution française, Annonay, Boissy d'Anglas, prêtres réfractaires, église Notre Dame