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03/09/2006

Une nuit au prieuré de Trachi

medium_Quartier_de_la_Recluziere_-_estre.2.jpgAn de grâce 1576

Son balluchon sur le dos, le sieur Froment, marchand du Dauphiné, traverse à grands pas le faubourg de la Recluzière. S’il se présente après neuf heures du soir à la porte de ville, elle sera verrouillée et il lui faudra attendre cinq heures du matin pour entrer dans Annonay.

Une semaine auparavant, notre homme a réuni toute sa maisonnée pour annoncer qu’il partait en voyage. Il va se rendre en Vivarais pour négocier l’achat de plusieurs pièces de draps. Puis, se tournant vers sa femme, il a aussitôt ajouté :

«  Les rumeurs de la guerre s’éloignent mais les chemins ne sont pas sûrs ; je remets ma vie entre les mains du Créateur. Si un malheur m’arrive, voici quelle est ma dernière volonté. Isabeau, l’aînée de nos filles, épousera Flory, notre commis. Ce jeune fripon n’a pas la langue dans sa poche ; il attire les clients par de douces paroles et s’efforce toujours de vendre au meilleur prix. Nul doute qu’il saura veiller sur sa belle famille et faire prospérer la boutique tout aussi bien que moi. »

Le lendemain, le père a embrassé sa femme et béni ses enfants avant de se mettre en route, le cœur léger.

Mathieu Froment s’arrête un instant devant les murs du Couvent des Frères Mineurs ; ils portent toujours de profondes blessures infligées par les mercenaires du Capitaine Saint Romain. A l’autre bout du pont de Deûme, la lourde porte de ville encastrée dans le rempart est encore ouverte malgré l’heure tardive. Couronnée d’une tour massive, elle semble inébranlable.

 Bien à l’abri des murailles, notre Dauphinois remonte la rue de Deûme pour gagner la Place Vieille que domine l’imposante silhouette du château. La demeure des seigneurs d’Annonay est à présent privée de sa Tour de Justice. Il y a plus d’un siècle déjà, un tremblement de terre l’a fait s’effondrer sur les malheureux prisonniers enfermés dans d’obscurs cachots.

Sur la place elle-même, l’église paroissiale Notre Dame offre un spectacle de désolation. Au nord d’un immense champ de ruines, un seul pan de mur reste miraculeusement debout. Il a été épargné grâce à la détermination du Sieur Peyron, un marchand protestant, qui refusa de donner à boire aux démolisseurs. Furieux, ceux-ci décidèrent de s’en aller sur le champ sans  terminer leur ouvrage ! Mathieu Froment soupire ; depuis son départ, il a vu partout les mêmes images de destruction et de mort. Les maisons et les champs ravagés par les flammes… La famine qui frappe et vient à bout les plus démunis… « Aux chemins de la guerre ne pousse pas de blé  »… Les larmes des mères suffiront-elles à laver tous les crimes commis au nom d’un Dieu créé à l’image des hommes ?

medium_Prieure_de_Trachin_-_basse_cour_3.2.jpgA travers les gravas répandus sur le sol, Maître Froment se dirige vers les bâtiments de l’ancien prieuré de Trachin. Le père Louison y a installé une auberge où se retrouvent de nombreux voyageurs. A peine entré dans la grande salle, le bruit joyeux des conversations et l’odeur délicieuse de poulets rôtis à la broche redonnent du cœur au ventre à notre Dauphinois. Il s’assoit dans un coin et commande du vin ; ce soir il veut oublier la cruauté des temps.

Tout en mangeant de fort bon appétit, Mathieu Froment échange des nouvelles avec ses compagnons de table. De nouveaux arrivants se joignent à eux. Tous parlent de leurs préoccupations du moment. Après un été particulièrement chaud, les Annonéens redoutent les pluies d’automne qui provoquent des crues épouvantables. Un vieillard évoque celle de 1449 qui emporta l’église Saint-Pierre-des-Martins et son pauvre curé. Le saint homme avait lutté longtemps contre les eaux déchaînées avant de succomber à la fureur des flots. Un autre raconte que, par deux fois en octobre 1567, une crue de la Deûme a arraché la porte de ville de ses gonds et l’a charriée jusqu’au Rhône. Il a fallu la repêcher dans le fleuve et la ramener sur une charrette tirée par des bœufs !

Il est tard lorsque Mathieu Froment regagne la chambre qu’il a réservée pour la nuit. Par la fenêtre, il aperçoit la chapelle de Trachin et les bâtiments vétustes qui l’entourent. Grisé de fatigue, de vin et de paroles, notre homme s’assoit au bord du lit à baldaquin pour enlever ses bottes. Puis il s’allonge tout habillé, ferme les yeux et s’endort…

medium_Place_de_la_Liberte_et_Trachin_2.2.jpgSoudain, un horrible craquement se fait entendre. Une grosse pierre vient de se détacher du haut du clocher de Trachin. Elle perce d’abord le toit de l’auberge, puis traverse le plancher du galetas et enfin… s’arrête d’elle-même sur le ciel de lit, juste au-dessus de la tête de notre Dauphinois !

Réveillé en sursaut, Mathieu Froment se redresse. Telle l’épée de Damoclès, la pierre le menace toujours ; si le baldaquin cède, il aura la tête écrasée. Alors, les jambes flageolantes, notre homme sort tout doucement du lit et se laisse tomber sur une chaise placée à son chevet. Il est couvert de poussière mais bien vivant.

A ce moment des voix retentissent dans le couloir ; des bruits de pas précipités résonnent dans la montée d’escaliers. La porte de la chambre s’ouvre à la volée et l’aubergiste entre, une lanterne à la main. Il est bientôt rejoint par une dizaine de personnes brutalement tirées de leur paisible sommeil. A la faible lueur de la bougie, tous aperçoivent la grosse pierre posée sur le ciel de lit puis les regards se tournent vers le Dauphinois tout hébété sur sa chaise. Un grand silence a succédé au tumulte causé par l’évènement.

« C’est un miracle ! » s’écrie soudain l’une des servantes en faisant son signe de croix et l’assistance émerveillée reprend ces mots comme on récite une action de grâce. Demain dès l’aube, la nouvelle se répandra dans la ville ; tout le monde dira que le marchand doit la vie à une protection spéciale de la bonté de Dieu. Mais à cette heure, Mathieu Froment lève les yeux vers le trou béant dans la toiture ouverte sur le ciel de nuit…et là, il voit un magnifique croissant de lune qui luit juste au dessus de son lit.

 

medium_Pont_de_Deume_-_tableau_1.2.jpg