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26/07/2006

La femme du mégissier

medium_Chauchiere_3.2.jpgC’est probablement au tout début du Vème siècle que les premiers parcheminiers se sont installés sur le site d’Annonay ; ils ont été suivis au XIIIème siècle par les mégissiers et les tanneurs qui ont construit leurs chauchières le long de nos deux rivières, la Deûme et la Cance. Ils étaient attirés, entre autre, par la qualité exceptionnelle de l’eau : pas de calcaire mais beaucoup de silice. Ces eaux très douces dégraissent particulièrement bien les peaux brutes et ne laissent pas de dépôt au séchage. En 1867, on dénombrait à l’intérieur de la ville pas moins de cent vingt établissements travaillant le cuir ; cette industrie occupait à elle seule soixante pour cent des ouvriers ! Une femme se tient dans le « passage des Afars ». Frêle silhouette courbée par le labeur, elle tient sous son bras une corbeille de linge sale qu’elle porte à la rivière. Elle parle de son homme. Il est ouvrier mégissier et il partage avec elle les peines quotidiennes mais aussi les espoirs :

 

medium_La_Louvesc_-_basilique_1.2.jpgAnnonay, c’est pas son pays à mon Régis ! Son chez lui, c’est Lalouvesc, où l’espace est ouvert… où les rues ne sont pas étroites et noires… où l’air qu’on respire sent les sapins et la bruyère. Mais, pour son malheur, il est le cadet d’une famille nombreuse. Alors, son père l’a envoyé à quatorze ans chercher du travail « à la ville » où on embauche. Et le v’là.

Depuis qu’on s’est mariés, on loge dans une petite maison rue Basse Sainte Claire.

Cinq heures et demie, il est l’heure de se lever. Il se tourne, grogne, ouvre les yeux… Le jour passe à peine à travers le bornétrou de la chambre. Il a les bras et les jambes encore tout rouillés du travail de la veille. Tant pis… il s’étire un peu et sort du lit. Il enfile ses brailles et une grande chemise blanche que j’ai posée à côté de lui, sur une chaise, avant de me coucher. Je dors encore mais pas pour longtemps… Sans bruit, pour ne pas réveiller nos six petiots, il passe à la cuisine et bigorne le feu pour faire chauffer sa soupe. Pendant ce temps, il verse un peu d’eau froide dans l’évier et vite, il se passe un coup de patte sur la figure…

Son écuelle est déjà sur la table. La soupe à peine avalée, il enfile ses sabots garnis de paille pour avoir mieux chaud. C’est qu’il va patauger toute la journée dans l’eau ! Quand il sort dans la rue, les ouvriers du quartier sont là et les sabots claquent sur les pavés. Toute cette agitation lui donne un peu la lourde.

Après avoir traversé le pont de Faya, il arrive dans la rue de la Valette ; il s’arrête devant le bistrot de la mère Guironnet. A cette heure-là, ça rentre, ça sort à pleine porte. Quelqu’un lui crie « Alors Régis ? » Il fait un signe de tête et un petit salut de la main. Devant le comptoir en bois ciré, il avale sans rien dire un petit verre d’eau-de-vie cul sec… pour tuer le ver ! L’alcool réchauffe et donne du courage. La patronne lui tend une chopine qu’il boira dans la matinée quand il fera soif. Le temps de se retrouver dans la rue et le voilà à 6 heures justes à la porte de la mégisserie Misery, une grande bâtisse en pierre au bord de la rivière avec un séchoir en bois à la cime.

Le patron est déjà là surveillant l’entrée des gars. Mon homme enfile un grand tablier de toile bleue et descend les escaliers car il est « ouvrier de rivière ».

Il commence par remplir les grands bacs avec de l’eau de la Deûme. L’hiver, elle est glacée ! J’ai entendu dire que des fois, à l’automne, les crues étaient si terribles qu’elles emportaient toutes les chauchières !

Le contremaître fait sortir du galetas des peaux de chevreaux toutes raides qui sentent fort la naphtaline. Mon Régis les trempe dans l’eau. Elles vont reverdir pendant une journée pour retrouver leur souplesse. Il tourne autour du bac ; il les enfonce d’un côté et de l’autre. Il tâte celles qu’il a mouillées hier. Pour elles, c’est bon. Il les sort, vide l’eau sale et remplit de nouveau les pelains avec de l’eau propre, de la chaux vive et de l’orpin. Encore quelques jours et les peaux seront prêtes à être époilées et écharnées.

L’orpin, c’est bien joli quand ça pousse sur les toits mais mélangé avec de la chaux vive, c’est une vraie saleté ! Y’a beau s’empaqueter les doigts avec des peautris, rien à faire… le mal, y guérit jamais. Les gerçures, on les appelle les rossignols à cause que ça fait chanter tellement ça brûle !

A 8 heures, tout le monde s’arrête pour le casse-croûte, un bout de picodon et un canon de vin avalés à la va-vite parce que le patron veille et la pause ne dure pas.

C’est le moment de passer à l’écharnage : un billot de bois, des couteaux qui pendent au plafond… Ils sont quinze alignés à faire les mêmes gestes répétés depuis des années : le couteau de fleur enlève les poils qui tombent par terre en petits tas noirs, la peau doit être simplement effleurée. Le couteau de chair, lui, enlève la graisse qui reste à l’intérieur. Toute une journée courbé au-dessus d’un chevalet, à racler, rogner, c’est éreintant !

Les apprentis donnent un coup de main mais faut pas trop leur en demander aux gamins. Ils récupèrent les déchets pour la fumure. Des fois, y a un gars qui raconte une histoire mais la plupart du temps, ils restent silencieux, chacun dans ses pensées : la paye qui suffit tout juste à nourrir la famille, le petit dernier qu’y va falloir mener au médecin parce qu’il rafurle sans medium_Boulodrome_Guironnet_2.2.jpgarrêt depuis le début de l’hiver, la femme qui, pour gagner quelques sous, lave du linge pour le monde et la partie de boules du dimanche après-midi chez la mère Guironnet : la semaine dernière, c’est le Marcel qui a embrassé la Fanny !

A midi, il redresse son dos tout raidi par les rhumatismes. Dehors, le ciel est bleu et le soleil lui fait du bien… Il sort sa chopine et boit à la gargaillotte parce que les peaux avec la naphtaline, croyez-moi, ça donne soif. Aujourd’hui, on est mercredi et, dans son sac, il y a une tranche de viande… dorée et juteuse ; la seule de la semaine… il faut bien la déguster. Il lui reste plus qu’à acheter une belle miche de pain.

Déjà une heure et demie… L’après-midi sera long. Dans un bac rempli d’eau chaude, il prépare un bain avec de la crotte de chien. Il y fait macérer les peaux en remuant toutes les heures. Ça sent pas bien bon mais il y est habitué ! Après, faut bien tout rincer avec du son.

A côté, des gars préparent l’habillage dans le turbulent : de l’eau, de la farine, du jaune d’œuf, de l’alun de potasse ; une vraie recette de cuisine ! Ils malaxent les peaux dans cette mélasse et après ils les rincent et les raclent une dernière fois. Ils sont tous partant pour ce travail, rapport au fait que la mixture sert de baume pour cicatriser les rossignols…

Les peaux mouillées et gluantes sont montées au séchoir, là où on les étend sur des fils, comme du linge, pour les faire sécher. Il passe au premier étage devant l’atelier de palissonnage. Il entend les rires et les plaisanteries. Ah ! on peut dire qu’ils ont la belle vie les bourgeois de la profession, les « chouchous » du patron : bien au sec, à écouter celui qui leur lit le journal ou à commenter les nouvelles… Pour eux, les heures de travail passent sans qu’ils s’en aperçoivent !

Mon Régis aussi aurait bien voulu apprendre le métier de palissonneur, travailler en chambre, faire du cuir souple et fin comme de la soie mais, pour ça, il faut être d’Annonay, payer son apprentissage et, surtout, être fils de palissonneur. Alors, pour un gars comme lui, aucune chance d’y arriver. Mais, qui sait, peut-être qu’avec le nouveau syndicat… tout changera…

Les heures passent, la fatigue pèse sur ses épaules, les dernières peaux sont étendues, l’air devient plus vif.

Après onze heures de trime, il retrouve ses amis, la rue, le bistrot. Ils parlent beaucoup de la grande fête de dimanche. C’est la Saint Jean porte latine. Tous les mégissiers, patrons en tête, vont faire une procession à travers la ville avec leur bannière et puis il y aura un grand repas copieusement arrosé. Le vin coulera à flot, ils chanteront et, ce jour-là, y s’ront fiers d’être mégissiers !

 

Hier ou aujourd’hui, depuis le début jusqu’à la fin de leur vie, ainsi vont les hommes…

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