26/07/2006
La femme du mégissier
C’est probablement au tout début du Vème siècle que les premiers parcheminiers se sont installés sur le site d’Annonay ; ils ont été suivis au XIIIème siècle par les mégissiers et les tanneurs qui ont construit leurs chauchières le long de nos deux rivières, la Deûme et la Cance. Ils étaient attirés, entre autre, par la qualité exceptionnelle de l’eau : pas de calcaire mais beaucoup de silice. Ces eaux très douces dégraissent particulièrement bien les peaux brutes et ne laissent pas de dépôt au séchage. En 1867, on dénombrait à l’intérieur de la ville pas moins de cent vingt établissements travaillant le cuir ; cette industrie occupait à elle seule soixante pour cent des ouvriers ! Une femme se tient dans le « passage des Afars ». Frêle silhouette courbée par le labeur, elle tient sous son bras une corbeille de linge sale qu’elle porte à la rivière. Elle parle de son homme. Il est ouvrier mégissier et il partage avec elle les peines quotidiennes mais aussi les espoirs :
Annonay, c’est pas son pays à mon Régis ! Son chez lui, c’est Lalouvesc, où l’espace est ouvert… où les rues ne sont pas étroites et noires… où l’air qu’on respire sent les sapins et la bruyère. Mais, pour son malheur, il est le cadet d’une famille nombreuse. Alors, son père l’a envoyé à quatorze ans chercher du travail « à la ville » où on embauche. Et le v’là.
Depuis qu’on s’est mariés, on loge dans une petite maison rue Basse Sainte Claire.
Cinq heures et demie, il est l’heure de se lever. Il se tourne, grogne, ouvre les yeux… Le jour passe à peine à travers le bornétrou de la chambre. Il a les bras et les jambes encore tout rouillés du travail de la veille. Tant pis… il s’étire un peu et sort du lit. Il enfile ses brailles et une grande chemise blanche que j’ai posée à côté de lui, sur une chaise, avant de me coucher. Je dors encore mais pas pour longtemps… Sans bruit, pour ne pas réveiller nos six petiots, il passe à la cuisine et bigorne le feu pour faire chauffer sa soupe. Pendant ce temps, il verse un peu d’eau froide dans l’évier et vite, il se passe un coup de patte sur la figure…
Son écuelle est déjà sur la table. La soupe à peine avalée, il enfile ses sabots garnis de paille pour avoir mieux chaud. C’est qu’il va patauger toute la journée dans l’eau ! Quand il sort dans la rue, les ouvriers du quartier sont là et les sabots claquent sur les pavés. Toute cette agitation lui donne un peu la lourde.
Après avoir traversé le pont de Faya, il arrive dans la rue de la Valette ; il s’arrête devant le bistrot de la mère Guironnet. A cette heure-là, ça rentre, ça sort à pleine porte. Quelqu’un lui crie « Alors Régis ? » Il fait un signe de tête et un petit salut de la main. Devant le comptoir en bois ciré, il avale sans rien dire un petit verre d’eau-de-vie cul sec… pour tuer le ver ! L’alcool réchauffe et donne du courage. La patronne lui tend une chopine qu’il boira dans la matinée quand il fera soif. Le temps de se retrouver dans la rue et le voilà à 6 heures justes à la porte de la mégisserie Misery, une grande bâtisse en pierre au bord de la rivière avec un séchoir en bois à la cime.
Le patron est déjà là surveillant l’entrée des gars. Mon homme enfile un grand tablier de toile bleue et descend les escaliers car il est « ouvrier de rivière ».
Il commence par remplir les grands bacs avec de l’eau de la Deûme. L’hiver, elle est glacée ! J’ai entendu dire que des fois, à l’automne, les crues étaient si terribles qu’elles emportaient toutes les chauchières !
Le contremaître fait sortir du galetas des peaux de chevreaux toutes raides qui sentent fort la naphtaline. Mon Régis les trempe dans l’eau. Elles vont reverdir pendant une journée pour retrouver leur souplesse. Il tourne autour du bac ; il les enfonce d’un côté et de l’autre. Il tâte celles qu’il a mouillées hier. Pour elles, c’est bon. Il les sort, vide l’eau sale et remplit de nouveau les pelains avec de l’eau propre, de la chaux vive et de l’orpin. Encore quelques jours et les peaux seront prêtes à être époilées et écharnées.
L’orpin, c’est bien joli quand ça pousse sur les toits mais mélangé avec de la chaux vive, c’est une vraie saleté ! Y’a beau s’empaqueter les doigts avec des peautris, rien à faire… le mal, y guérit jamais. Les gerçures, on les appelle les rossignols à cause que ça fait chanter tellement ça brûle !
A 8 heures, tout le monde s’arrête pour le casse-croûte, un bout de picodon et un canon de vin avalés à la va-vite parce que le patron veille et la pause ne dure pas.
C’est le moment de passer à l’écharnage : un billot de bois, des couteaux qui pendent au plafond… Ils sont quinze alignés à faire les mêmes gestes répétés depuis des années : le couteau de fleur enlève les poils qui tombent par terre en petits tas noirs, la peau doit être simplement effleurée. Le couteau de chair, lui, enlève la graisse qui reste à l’intérieur. Toute une journée courbé au-dessus d’un chevalet, à racler, rogner, c’est éreintant !
Les apprentis donnent un coup de main mais faut pas trop leur en demander aux gamins. Ils récupèrent les déchets pour la fumure. Des fois, y a un gars qui raconte une histoire mais la plupart du temps, ils restent silencieux, chacun dans ses pensées : la paye qui suffit tout juste à nourrir la famille, le petit dernier qu’y va falloir mener au médecin parce qu’il rafurle sans arrêt depuis le début de l’hiver, la femme qui, pour gagner quelques sous, lave du linge pour le monde et la partie de boules du dimanche après-midi chez la mère Guironnet : la semaine dernière, c’est le Marcel qui a embrassé la Fanny !
A midi, il redresse son dos tout raidi par les rhumatismes. Dehors, le ciel est bleu et le soleil lui fait du bien… Il sort sa chopine et boit à la gargaillotte parce que les peaux avec la naphtaline, croyez-moi, ça donne soif. Aujourd’hui, on est mercredi et, dans son sac, il y a une tranche de viande… dorée et juteuse ; la seule de la semaine… il faut bien la déguster. Il lui reste plus qu’à acheter une belle miche de pain.
Déjà une heure et demie… L’après-midi sera long. Dans un bac rempli d’eau chaude, il prépare un bain avec de la crotte de chien. Il y fait macérer les peaux en remuant toutes les heures. Ça sent pas bien bon mais il y est habitué ! Après, faut bien tout rincer avec du son.
A côté, des gars préparent l’habillage dans le turbulent : de l’eau, de la farine, du jaune d’œuf, de l’alun de potasse ; une vraie recette de cuisine ! Ils malaxent les peaux dans cette mélasse et après ils les rincent et les raclent une dernière fois. Ils sont tous partant pour ce travail, rapport au fait que la mixture sert de baume pour cicatriser les rossignols…
Les peaux mouillées et gluantes sont montées au séchoir, là où on les étend sur des fils, comme du linge, pour les faire sécher. Il passe au premier étage devant l’atelier de palissonnage. Il entend les rires et les plaisanteries. Ah ! on peut dire qu’ils ont la belle vie les bourgeois de la profession, les « chouchous » du patron : bien au sec, à écouter celui qui leur lit le journal ou à commenter les nouvelles… Pour eux, les heures de travail passent sans qu’ils s’en aperçoivent !
Mon Régis aussi aurait bien voulu apprendre le métier de palissonneur, travailler en chambre, faire du cuir souple et fin comme de la soie mais, pour ça, il faut être d’Annonay, payer son apprentissage et, surtout, être fils de palissonneur. Alors, pour un gars comme lui, aucune chance d’y arriver. Mais, qui sait, peut-être qu’avec le nouveau syndicat… tout changera…
Les heures passent, la fatigue pèse sur ses épaules, les dernières peaux sont étendues, l’air devient plus vif.
Après onze heures de trime, il retrouve ses amis, la rue, le bistrot. Ils parlent beaucoup de la grande fête de dimanche. C’est la Saint Jean porte latine. Tous les mégissiers, patrons en tête, vont faire une procession à travers la ville avec leur bannière et puis il y aura un grand repas copieusement arrosé. Le vin coulera à flot, ils chanteront et, ce jour-là, y s’ront fiers d’être mégissiers !
Hier ou aujourd’hui, depuis le début jusqu’à la fin de leur vie, ainsi vont les hommes…
17:35 Publié dans Métiers et traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ancien métier, tradition, mégissiers, mégisserie, patrimoine industriel, annonay
Le maître de la couble
Chez nous, le souvenir des muletiers cévenols est resté très vivace. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, ces hommes hors du commun transportaient toutes sortes de marchandises de la basse vallée du Rhône aux hauts plateaux d’Auvergne et de Lozère. Pour situer l’importance du trafic, je peux vous dire qu’en 1852, neuf mille mulets ont transité par Annonay.
Les muletiers considéraient leurs bêtes comme des compagnons fidèles, robustes et endurants… sans doute un peu têtus mais pas plus qu’un Ardéchois ! Leurs pieds, étroits et pointus, convenaient bien aux routes pierreuses et aux sentiers de montagne. Ils portaient d’ailleurs de grandes œillères en cuivre, les phalères, pour franchir sans avoir peur les passages particulièrement escarpés.
De nombreux muletiers se sont arrêtés sur la place Grenette. L’un d’eux est encore assis sous les arcades de l’ancienne halle aux grains. Il fume la pipe tandis qu’à la fontaine, le cheval de la barde s’enivre de l’eau claire du Montmiandon. L’homme parle d’une voix forte et, de temps à autre, un éclair de malice brille dans l’azur de ses yeux :
« Contentement passe richesse
Vive l’amour sans tristesse. » Telle est ma devise !
Je l’ai gravée de ma main sur les phalères du Viégi… Je m’appelle Gabriel Espérance et je suis muletier…
Dur métier que le nôtre : il ne nous laisse guère de répit mais il a le mérite de nous faire connaître la chanson de la route : « J’ai ma maison dans le vent sans mémoire,
J’ai mon savoir dans les livres du vent… »
Comme nos pères et nos grands-pères avant eux, nous avons découvert l’art et la manière du négoce… du bagout et tout le bataclan… Nous continuons à gérer nos affaires au jour le jour, de notre marche lente et tranquille, gagnant Lyon, Mende ou Avignon, où nous livrons la soie, le vin et les épices. Mais nous sommes aussi les passeurs entre le monde d’en haut et celui d’en bas ; nous comprenons mieux que les autres la solitude des grands espaces et le plaisir de la liberté. Nous sommes de la race des Seigneurs…
Ce soir, je vais quiller mes mulets devant le Logis de la Pomme… Je souperai chez le père Franchon… Ses poulets sont les meilleurs du pays et son vin ressusciterait un mort !
A chaque arrêt, j’étrille chacune de mes bêtes. J’éponge sa sueur et passe de l’eau froide sur les piqûres d’insectes pour en atténuer la brûlure. Je l’appelle par son nom et lui parle doucement à l’oreille. Les mulets me remercient à leur façon des soins que je leur apporte. Quand je me couche près d’eux, ils frottent leur gros museau contre mon visage. L’odeur de la paille est douce… Je m’endors heureux et rêve de l’ombre bleutée des grands sapins le long des drailles…
Au matin, les mulets piaffent d’impatience, ils savent d’instinct quel chemin emprunter. Partout où nous passons, la couble est accueillie par des cris d’admiration ! Comme une nuée de moineaux, les gamins se précipitent vers les bêtes pour le plaisir de faire résonner leurs clochettes ou dans l’espoir de décrocher un de leurs pompons rouges…
Des histoires de muletiers, je pourrais vous en raconter toute la nuit… et des fameuses !… Par exemple, celle du François, nouveau dans le métier. Un jour, des compagnons lui demandent de les accompagner dans une grotte où quatre de leurs mulets se sont mis à l’écoundiu. La burle a accumulé des congères ; il sera bien difficile de passer. Après avoir gravi péniblement la pente, les hommes arrivent enfin. Les mulets ont la tremblote ; les pauvres, ils ont le museau et les pattes gelés.
Soudain, l’un des compagnons entend un léger craquement. Quand on est muletier, cette sorte de bruit ne trompe pas. Il sort aussitôt son couteau. Les yeux braqués dans la même direction, tous aperçoivent une lueur…
La forêt est souvent fréquentée par les brigands ; il faut redoubler d’attention. Mais François ne se laisse pas démonter. Il veut en avoir le cœur net.
Calmement, il sort de son sac une drôle de pipe que les muletiers fument d’habitude pendant les délibérations graves. François cure le fourneau, le remplit de tabac blond, l’allume et tire sur le tuyau long de plus d’un mètre ! La lueur du foyer brille dans le noir. Soudain, une détonation claque. Le fourneau de la pipe vole en éclats :
« Ils sont armés ! » s’écrie François.
Les muletiers vont se cacher dans la grotte tandis qu’un homme s’approche. Sûr d’avoir fait mouche, il avance et cherche des yeux le corps de celui qu’il croit avoir tué… mais il ne voit rien.
C’est alors que François a une idée ! Un large sourire éclaire son visage à la pensée de la farce qu’il va faire à son voleur. Avec les mains en porte-voix, l’apprenti muletier imite le braiment du mulet. Sa voix puissante résonne sous la voûte de la grotte et produit un bruit terrifiant qui vient troubler le calme du soir. S’agit-il du cri d’un monstre ou d’un géant dérangé dans son sommeil ?… Les forêts sont peuplés d’êtres maléfiques… tout le monde le sait. Pris soudain de panique, notre brigand s’enfuit en courant sans demander son reste… il trébuche sur une pierre, s’étale de tout son long, se relève aussitôt et se remet à courir comme s’il avait le Diable lui-même à ses trousses. Sortis de leur cachette, les compagnons éclatent de rire. Et voilà… c’est ainsi que le François s’est forgé une solide réputation de chasseur de brigands !
Sacré François ! Sans plus attendre, il pique une boute et distribue à ses amis l’Or des Muletiers, un petit vin du pays, qui réchauffe les corps et ranime les cœurs.
Dans les auberges, on voit parfois de drôles de choses, allez. Un soir, je m’étais arrêté au Traiteur, à côté de Lalouvesc, pour y passer la nuit. Après avoir bien chanté et dansé… c’est le moment de trinquer : « A ta santé, muletier ! A tes amours ! A la prospérité de ta couble ! A l’amitié ! »
Mais il se fait tard, une bassinoire à la main, la vieille Gustine monte l’escalier en pierre qui mène aux chambres. Elle va réchauffer mon lit. Le patron m’a cédé sa chambre car, cette nuit, il attend encore du monde ; il ne se couchera pas…
La cuisinière entre. Mais au moment de soulever la couverture, la vieille femme recule, frappée de stupeur… Couchée dans le lit du patron et coiffée d’un bonnet blanc bordé de dentelle, elle voit la maîtresse du logis… morte depuis plus de cinq ans !
Malgré son grand âge, Gustine descend quatre à quatre l’escalier. Elle se précipite dans la cuisine, affolée :
« Votre chambre est hantée ! » finit-elle par dire à son patron en s’effondrant sur une chaise.
« Francine ! » s’écrie l’aubergiste qui se demande si sa pauvre cuisinière a encore tout son bon sens « va t’en bassiner le lit ! La Gustine décoconne ! »
Francine obéit non sans rechigner.
A l’étage, la jeune fille tâtonne dans l’obscurité… L’édredon semble bouger… La servante frôle l’oreiller et sent sur sa main un souffle chaud ! Elle hurle comme une possédée !
J’entends ses cris qui résonnent dans toute la maison. Ni une, ni deux… je me précipite à la rescousse. Je donne de grands coups de fouet sur le lit et le revenant s’enfuit sans demander son reste !
En bas, tout le monde éclate de rire…
« - Tiens, voilà la mère-grand du Petit Chaperon Rouge ! » dit une voix moqueuse.
Une coiffe nouée autour de la tête, le chat de Rosine, la fille de l’hôtelier, se précipite dans la salle à manger, bouscule les clients et s’enfuit par la porte restée ouverte…
Au milieu des acclamations, Rosine gambade comme une diablesse tout en riant de la farce qu’elle vient de jouer…
Je saisis la fillette et l’élève à bout de bras. Ah ! Rosine, ma mie ! C’est ainsi que j’aime les femmes ! Si tu avais eu dix ans de plus, ce soir là, vois-tu, j’aurais de suite demandé ta main !
C’est vrai, les muletiers sont de joyeux lurons toujours prêts à rire. Un Andalou que j’ai rencontré sur le Chemin des Mules m’a raconté au coin du feu l’aventure qui est arrivée à un seigneur de chez lui.
Le sort - ou le diable, qui ne dort que d'un œil – a voulu que des muletiers choisissent le même endroit que Don Quichotte pour y faire un somme et donner herbe et eau à leurs mulets.
Sancho ne s'était pas donné la peine d'entraver Rossinante, le cheval de son maître, car il le savait placide et si peu ardent que toutes les juments de la plaine de Cordoue n'auraient pas suffi à le débaucher. Mais, tout à coup, il vint à Rossinante le désir de folâtrer avec ces dames mules !
Aussitôt qu'il les eut reniflées, délaissant son allure ordinaire et sans demander la permission, il partit d'un petit trot fringant leur présenter ses hommages.
Mais elles avaient, semble-t-il, plus envie de paître que d'autre chose, et elles le reçurent à coups de fers et de dents, si bien que très vite les sangles de Rossinante cassèrent et qu'il se retrouva sans selle… tout nu pour ainsi dire ! Pire encore : voyant qu'on voulait abuser de leurs bêtes, les muletiers accoururent armés de bâtons et lui donnèrent une telle correction qu'ils l'étendirent par terre !
Demain, à la pique du jour, je vais partir en direction du Puy-en-Velay où l’on fabrique les boutes les plus solides. J’irai aussi prier la Madone. Sous le grand arceau de l’escalier de la cathédrale, il y a quatre fers de mulets en souvenir de ce jour où l’un des nôtres s’est engagé avec ses bêtes sur les glaces du lac du Bouchet. Il n’a dû son salut qu’à la protection de Notre Dame à qui il avait fait vœu de donner le plus beau de ses mulets orné d’un plumet rouge et d’un collier de grelots dorés.
Salut et fraternité à tous !… Peut-être nous reverrons-nous en d’autres lieux puisque seules, dit-on, les montagnes ne se rencontrent pas.
Huit heures sonnent au clocher de Trachin. L’homme saisit sa monture par la bride et s’en va rejoindre ses compagnons déjà attablés à l’auberge. Croyez-moi, ce soir, ils vont faire la bringue !
Adiussiatz muletier… Que Dieu te garde et te préserve des mille accidents qu’on rencontre sur le chemin de la vie !…
15:50 Publié dans Métiers et traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : muletier cévenol, ancien métier, tradition, vivarais
Les muletiers cévenols
Un cri de muletier retentit dans le calme du soir : « I... O... IA... » et la couble débouche de la rue de Deûme !
Une couble est composée de douze à trente mulets. Chaque bête est ornée d’un collier de clochettes, le trintrin, tandis que le chef de file porte la cayrade, une cloche de cuivre dont le battant est un gros os perforé au bout duquel pend un beau gland de laine rouge.
Les clochettes empêchent les mulets de dormir en marchant, écartent les mouches et annoncent de loin l’arrivée des muletiers. Tout cela vous fait un tinrelintintin d’enfer ! « Et balalin, balalan ! »
Dans la couble chaque mulet a sa place et son nom :
En tête, le Viégi qui est le mulet le plus fort, le plus intelligent, celui qui est capable de retrouver son chemin sous des mètres de neige. Il porte le rameau de laurier donné par le vigneron avant que le muletier ne reparte. Contribution de rigueur pour bien notifier qu’on est prospère !
Ensuite vient le Roulet qui porte un gros grelot. Puis le Bardot, toujours placé au milieu de la file. C’est un jeune en cours de dressage qui transporte une faible charge.
Les autres mulets portent des noms rappelant leur couleur ou un trait de leur caractère : le Follet, le Roubis, le Caillet...
Le cheval de la barde ferme la marche. Monture du muletier, ce n’est pas un cheval mais parfois un âne vigoureux et trotteur.
Le maître muletier possède un fouet à manche court porté en demi-sautoir. Il sert rarement mais il marque le commandement.
Aujourd’hui, un padgelou, le fils du maître muletier, est assis sur le dos du Viégi pour son premier voyage. Vêtu en muletier comme son père, il se croit le roi du pays. C’est une grande émotion pour les enfants d’Annonay de voir un petit muletier dans la couble. Son costume bariolé mais surtout son fouet font l’admiration et l’envie de tous les rabuzous qui, outrage suprême, lui tirent parfois sa queue de cheval, fierté de la corporation ! Mais le padgelou sait se faire respecter et les parents sont là aussi pour mettre la paix.
On est muletier de père en fils. Le petiot fait son premier voyage à cheval sur les genoux de son père à la veillée. Il apprend à crier à ses futurs mulets « I, O, IA ». Plus tard, l’enfant venu à la rencontre de son père est hissé sur la charge d’un des mulets. Enfin, quand le muletier a dit et répété cent fois à son fils que, quand il sera grand, il le mènera au pays des raisins, des figues et du bon vin, voilà qu’un beau jour cette promesse se réalise.
On réserve au mulet le plus paisible l’importante mission de porter, suspendue à son cou, l’alte, une sorte de bouteille entourée de paille. Pour boire au moment de la halte. Quand elle est vide, on pique les boutes.
Les boutes sont fabriquées au Puy-en-Velay. Ce sont de grandes outres en peaux de vaches solidement cousues et fermées sur le haut par une cheville en bois. Deux boutes font la charge d’un mulet… pas moins de cent soixante-huit litres de vin !
Vides, les boutes sont raides comme des planches et on doit les faire tremper dans l’eau pour les assouplir avant de les remplir. Lorsqu’elles sont usées parce que trop souvent piquées, les boutes sont vendues aux grouliers qui vont de village en village pour raccommoder les chaussures.
En ville, le couratier sert d’intermédiaire et, bien que les muletiers sachent lire et écrire, les ventes se concluent à la "pache"… puis on crache par terre et « cochon qui s’en dédit ! »
Le vin était chargé dans la vallée du Rhône, dans le Bas-Vivarais, à Annonay où cinq millions de litres étaient produits en 1730 ! Il était vendu dans le Velay, en Auvergne, en Lozère.
Du midi, les muletiers apportaient le sel et les épices.
Dans le sud de l’Ardèche, ils prenaient les écheveaux de soie grège qui attiraient souvent la convoitise des brigands.
Des hauts plateaux, ils apportaient le blé, les fourmes, les peseaux, les écorces de châtaigniers ou de chênes, les peaux brutes pour les tanneurs.
Et encore les lentilles et la dentelle du Puy, le papier et le cuir fini d'Annonay, la quincaillerie de Saint-Etienne, la soie de Lyon, les couteaux de Thiers…
Un muletier devenu maire affirme :
« Il faut avoir les mêmes qualités pour diriger les mulets et les hommes mais les hommes sont plus mulets que les mulets ! »
Un autre raconte que, par un temps de grande neige, il passa sur le village du Bessat sans s’en apercevoir. Un fer, perdu par un de ses mulets, fut retrouvé plus tard sur le toit de l’église !
A propos de neige, les muletiers expliquent aussi comment faire la chalade pour se frayer un chemin. Le mulet en tête de la couble piétine quelques instants la neige puis passe à la queue, le second qui le remplace, fait de même et ainsi de suite… Les mulets font la trace !
Le souvenir de quelques muletiers est resté dans les mémoires :
Gilles Hercule du Bergognon, par exemple, possédait une couble de quatorze mulets. Dans sa famille, on était muletier de père en fils depuis des siècles.
Le Gilles était rond comme une boule mais élégant et vigoureux. Il aimait boire et plaisanter ; il mettait en révolution tous les endroits où il passait. Il n’en négligeait pas pour autant ses affaires et la direction de ses mulets.
Le Gilles transportait du vin blanc de Banne. Il disait que les boutes étaient comme des poumons qui, avec la pureté de l’air de ce pays, régénèrent le sang ! Et en effet, le vin voyageant à dos de mulets sur les hauts plateaux cévenols se transformait en un nectar d’une douceur incomparable.
Notre muletier vendait son vin blanc au clergé et à toutes les bonnes maisons de Lozère. Il paraît même qu’un député de passage le trouva si bon qu’il en fit venir plusieurs tonneaux à Paris. Hélas, une fois dans la capitale, le fameux nectar n’avait plus le même goût ! Il s’en plaignit au Gilles qui lui répondit : « Ce n’est pas étonnant ! Il fallait faire venir mon vin dans les boutes, et par la route de Mende ! »
Grand Pierre, lui, était originaire d’Annonay. C’était un vrai géant.
Il était sérieux en affaires et ses mulets savaient lire dans ses yeux les mouvements à effectuer et la direction à suivre. Mais il buvait raide et s’amusait à enfioler les gens en leur proposant de boire tout le vin contenu dans sa grande tasse pleine à ras bord.
Pourtant Grand Pierre ne riait jamais et parlait peu. Il fuyait les auberges trop bruyantes et portait sur le visage une tristesse cachée.
Grand Pierre avait des fils de laine noire à la cordelière de son chapeau et aux pompons rouges de ses mulets. Ses grelots et ses clochettes avaient des sons plus sourds.
Un jour qu’il s’était arrêté à l’auberge du Signe de la Croix, les clients virent la femme de l’aubergiste lui parler à l’oreille. Soudain il s’écria de sa voix la plus rude : « Ah ! Je ne veux pas parler de ça ! »
Plus tard, on apprit que Grand Pierre avait eu quatre fils, tous grands et forts comme lui, et qu’ils étaient morts à la guerre quelque part loin du pays.
Gilles, Grand Pierre et tous les autres sont repartis au petit matin, le Padgelou perché fièrement sur le Viégi. Les clochettes dindolent dans le lointain. C’est à peine si on entend encore la voix des muletiers : I… O… IA…
11:05 Publié dans Métiers et traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : muletiers cévenols, ancien métier, couble, boutes, padgel, couratier, grand pierre