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26/07/2006

Les muletiers cévenols

 

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Un cri de muletier retentit dans le calme du soir : « I... O... IA... » et la couble débouche de la rue de Deûme !

Une couble est composée de douze à trente mulets. Chaque bête est ornée d’un collier de clochettes, le trintrin, tandis que le chef de file porte la cayrade, une cloche de cuivre dont le battant est un gros os perforé au bout duquel pend un beau gland de laine rouge.

Les clochettes empêchent les mulets de dormir en marchant, écartent les mouches et annoncent de loin l’arrivée des muletiers. Tout cela vous fait un tinrelintintin d’enfer ! « Et balalin, balalan ! »

Dans la couble chaque mulet a sa place et son nom :

En tête, le Viégi qui est le mulet le plus fort, le plus intelligent, celui qui est capable de retrouver son chemin sous des mètres de neige. Il porte le rameau de laurier donné par le vigneron avant que le muletier ne reparte. Contribution de rigueur pour bien notifier qu’on est prospère !

Ensuite vient le Roulet qui porte un gros grelot. Puis le Bardot, toujours placé au milieu de la file. C’est un jeune en cours de dressage qui transporte une faible charge.

Les autres mulets portent des noms rappelant leur couleur ou un trait de leur caractère : le Follet, le Roubis, le Caillet...

Le cheval de la barde ferme la marche. Monture du muletier, ce n’est pas un cheval mais parfois un âne vigoureux et trotteur.

Le maître muletier possède un fouet à manche court porté en demi-sautoir. Il sert rarement mais il marque le commandement.

Aujourd’hui, un padgelou, le fils du maître muletier, est assis sur le dos du Viégi pour son premier voyage. Vêtu en muletier comme son père, il se croit le roi du pays. C’est une grande émotion pour les enfants d’Annonay de voir un petit muletier dans la couble. Son costume bariolé mais surtout son fouet font l’admiration et l’envie de tous les rabuzous qui, outrage suprême, lui tirent parfois sa queue de cheval, fierté de la corporation ! Mais le padgelou sait se faire respecter et les parents sont là aussi pour mettre la paix.

On est muletier de père en fils. Le petiot fait son premier voyage à cheval sur les genoux de son père à la veillée. Il apprend à crier à ses futurs mulets « I, O, IA ». Plus tard, l’enfant venu à la rencontre de son père est hissé sur la charge d’un des mulets. Enfin, quand le muletier a dit et répété cent fois à son fils que, quand il sera grand, il le mènera au pays des raisins, des figues et du bon vin, voilà qu’un beau jour cette promesse se réalise.

On réserve au mulet le plus paisible l’importante mission de porter, suspendue à son cou, l’alte, une sorte de bouteille entourée de paille. Pour boire au moment de la halte. Quand elle est vide, on pique les boutes.

Les boutes sont fabriquées au Puy-en-Velay. Ce sont de grandes outres en peaux de vaches solidement cousues et fermées sur le haut par une cheville en bois. Deux boutes font la charge d’un mulet… pas moins de cent soixante-huit litres de vin !

Vides, les boutes sont raides comme des planches et on doit les faire tremper dans l’eau pour les assouplir avant de les remplir. Lorsqu’elles sont usées parce que trop souvent piquées, les boutes sont vendues aux grouliers qui vont de village en village pour raccommoder les chaussures.

En ville, le couratier sert d’intermédiaire et, bien que les muletiers sachent lire et écrire, les ventes se concluent à la "pache"… puis on crache par terre et « cochon qui s’en dédit ! »

Le vin était chargé dans la vallée du Rhône, dans le Bas-Vivarais, à Annonay où cinq millions de litres étaient produits en 1730 ! Il était vendu dans le Velay, en Auvergne, en Lozère.

Du midi, les muletiers apportaient le sel et les épices.

Dans le sud de l’Ardèche, ils prenaient les écheveaux de soie grège qui attiraient souvent la convoitise des brigands.

Des hauts plateaux, ils apportaient le blé, les fourmes, les peseaux, les écorces de châtaigniers ou de chênes, les peaux brutes pour les tanneurs.

Et encore les lentilles et la dentelle du Puy, le papier et le cuir fini d'Annonay, la quincaillerie de Saint-Etienne, la soie de Lyon, les couteaux de Thiers…

medium_Annonay_-_Rue_Franki_Kramer_-_cour.jpgMais ce soir, le couratier va conduire le muletier à l’auberge. Son arrivée est une fête. La femme de l’aubergiste lui prépare à manger et les conversations vont bon train….

Un muletier devenu maire affirme :

« Il faut avoir les mêmes qualités pour diriger les mulets et les hommes mais les hommes sont plus mulets que les mulets ! »

Un autre raconte que, par un temps de grande neige, il passa sur le village du Bessat sans s’en apercevoir. Un fer, perdu par un de ses mulets, fut retrouvé plus tard sur le toit de l’église !

A propos de neige, les muletiers expliquent aussi comment faire la chalade pour se frayer un chemin. Le mulet en tête de la couble piétine quelques instants la neige puis passe à la queue, le second qui le remplace, fait de même et ainsi de suite… Les mulets font la trace !

Le souvenir de quelques muletiers est resté dans les mémoires :

Gilles Hercule du Bergognon, par exemple, possédait une couble de quatorze mulets. Dans sa famille, on était muletier de père en fils depuis des siècles.

Le Gilles était rond comme une boule mais élégant et vigoureux. Il aimait boire et plaisanter ; il mettait en révolution tous les endroits où il passait. Il n’en négligeait pas pour autant ses affaires et la direction de ses mulets.

Le Gilles transportait du vin blanc de Banne. Il disait que les boutes étaient comme des poumons qui, avec la pureté de l’air de ce pays, régénèrent le sang ! Et en effet, le vin voyageant à dos de mulets sur les hauts plateaux cévenols se transformait en un nectar d’une douceur incomparable.

Notre muletier vendait son vin blanc au clergé et à toutes les bonnes maisons de Lozère. Il paraît même qu’un député de passage le trouva si bon qu’il en fit venir plusieurs tonneaux à Paris. Hélas, une fois dans la capitale, le fameux nectar n’avait plus le même goût ! Il s’en plaignit au Gilles qui lui répondit : « Ce n’est pas étonnant ! Il fallait faire venir mon vin dans les boutes, et par la route de Mende ! »

Grand Pierre, lui, était originaire d’Annonay. C’était un vrai géant.

Il était sérieux en affaires et ses mulets savaient lire dans ses yeux les mouvements à effectuer et la direction à suivre. Mais il buvait raide et s’amusait à enfioler les gens en leur proposant de boire tout le vin contenu dans sa grande tasse pleine à ras bord.

Pourtant Grand Pierre ne riait jamais et parlait peu. Il fuyait les auberges trop bruyantes et portait sur le visage une tristesse cachée.

Grand Pierre avait des fils de laine noire à la cordelière de son chapeau et aux pompons rouges de ses mulets. Ses grelots et ses clochettes avaient des sons plus sourds.

Un jour qu’il s’était arrêté à l’auberge du Signe de la Croix, les clients virent la femme de l’aubergiste lui parler à l’oreille. Soudain il s’écria de sa voix la plus rude : « Ah ! Je ne veux pas parler de ça ! »

Plus tard, on apprit que Grand Pierre avait eu quatre fils, tous grands et forts comme lui, et qu’ils étaient morts à la guerre quelque part loin du pays.

Gilles, Grand Pierre et tous les autres sont repartis au petit matin, le Padgelou perché fièrement sur le Viégi. Les clochettes dindolent dans le lointain. C’est à peine si on entend encore la voix des muletiers : I… O… IA…

 
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