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26/07/2006

Le maître de la couble

medium_AinsiVontLesHommes05.jpgChez nous, le souvenir des muletiers cévenols est resté très vivace. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, ces hommes hors du commun transportaient toutes sortes de marchandises de la basse vallée du Rhône aux hauts plateaux d’Auvergne et de Lozère. Pour situer l’importance du trafic, je peux vous dire qu’en 1852, neuf mille mulets ont transité par Annonay.

Les muletiers considéraient leurs bêtes comme des compagnons fidèles, robustes et endurants… sans doute un peu têtus mais pas plus qu’un Ardéchois ! Leurs pieds, étroits et pointus, convenaient bien aux routes pierreuses et aux sentiers de montagne. Ils portaient d’ailleurs de grandes œillères en cuivre, les phalères, pour franchir sans avoir peur les passages particulièrement escarpés.

De nombreux muletiers se sont arrêtés sur la place Grenette. L’un d’eux est encore assis sous les arcades de l’ancienne halle aux grains. Il fume la pipe tandis qu’à la fontaine, le cheval de la barde s’enivre de l’eau claire du Montmiandon. L’homme parle d’une voix forte et, de temps à autre, un éclair de malice brille dans l’azur de ses yeux :

 

« Contentement passe richesse

Vive l’amour sans tristesse. » Telle est ma devise !

Je l’ai gravée de ma main sur les phalères du Viégi… Je m’appelle Gabriel Espérance et je suis muletier…

Dur métier que le nôtre : il ne nous laisse guère de répit mais il a le mérite de nous faire connaître la chanson de la route : « J’ai ma maison dans le vent sans mémoire,

J’ai mon savoir dans les livres du vent… »

Comme nos pères et nos grands-pères avant eux, nous avons découvert l’art et la manière du négoce… du bagout et tout le bataclan… Nous continuons à gérer nos affaires au jour le jour, de notre marche lente et tranquille, gagnant Lyon, Mende ou Avignon, où nous livrons la soie, le vin et les épices. Mais nous sommes aussi les passeurs entre le monde d’en haut et celui d’en bas ; nous comprenons mieux que les autres la solitude des grands espaces et le plaisir de la liberté. Nous sommes de la race des Seigneurs…

Ce soir, je vais quiller mes mulets devant le Logis de la Pomme… Je souperai chez le père Franchon… Ses poulets sont les meilleurs du pays et son vin ressusciterait un mort !

A chaque arrêt, j’étrille chacune de mes bêtes. J’éponge sa sueur et passe de l’eau froide sur les piqûres d’insectes pour en atténuer la brûlure. Je l’appelle par son nom et lui parle doucement à l’oreille. Les mulets me remercient à leur façon des soins que je leur apporte. Quand je me couche près d’eux, ils frottent leur gros museau contre mon visage. L’odeur de la paille est douce… Je m’endors heureux et rêve de l’ombre bleutée des grands sapins le long des drailles

Au matin, les mulets piaffent d’impatience, ils savent d’instinct quel chemin emprunter. Partout où nous passons, la couble est accueillie par des cris d’admiration ! Comme une nuée de moineaux, les gamins se précipitent vers les bêtes pour le plaisir de faire résonner leurs clochettes ou dans l’espoir de décrocher un de leurs pompons rouges…

medium_Neige_-_merle.jpgDes histoires de muletiers, je pourrais vous en raconter toute la nuit… et des fameuses !… Par exemple, celle du François, nouveau dans le métier. Un jour, des compagnons lui demandent de les accompagner dans une grotte où quatre de leurs mulets se sont mis à l’écoundiu. La burle a accumulé des congères ; il sera bien difficile de passer. Après avoir gravi péniblement la pente, les hommes arrivent enfin. Les mulets ont la tremblote ; les pauvres, ils ont le museau et les pattes gelés.

Soudain, l’un des compagnons entend un léger craquement. Quand on est muletier, cette sorte de bruit ne trompe pas. Il sort aussitôt son couteau. Les yeux braqués dans la même direction, tous aperçoivent une lueur…

La forêt est souvent fréquentée par les brigands ; il faut redoubler d’attention. Mais François ne se laisse pas démonter. Il veut en avoir le cœur net.

Calmement, il sort de son sac une drôle de pipe que les muletiers fument d’habitude pendant les délibérations graves. François cure le fourneau, le remplit de tabac blond, l’allume et tire sur le tuyau long de plus d’un mètre ! La lueur du foyer brille dans le noir. Soudain, une détonation claque. Le fourneau de la pipe vole en éclats :

« Ils sont armés ! » s’écrie François.

Les muletiers vont se cacher dans la grotte tandis qu’un homme s’approche. Sûr d’avoir fait mouche, il avance et cherche des yeux le corps de celui qu’il croit avoir tué… mais il ne voit rien.

C’est alors que François a une idée ! Un large sourire éclaire son visage à la pensée de la farce qu’il va faire à son voleur. Avec les mains en porte-voix, l’apprenti muletier imite le braiment du mulet. Sa voix puissante résonne sous la voûte de la grotte et produit un bruit terrifiant qui vient troubler le calme du soir. S’agit-il du cri d’un monstre ou d’un géant dérangé dans son sommeil ?… Les forêts sont peuplés d’êtres maléfiques… tout le monde le sait. Pris soudain de panique, notre brigand s’enfuit en courant sans demander son reste… il trébuche sur une pierre, s’étale de tout son long, se relève aussitôt et se remet à courir comme s’il avait le Diable lui-même à ses trousses. Sortis de leur cachette, les compagnons éclatent de rire. Et voilà… c’est ainsi que le François s’est forgé une solide réputation de chasseur de brigands !

Sacré François ! Sans plus attendre, il pique une boute et distribue à ses amis l’Or des Muletiers, un petit vin du pays, qui réchauffe les corps et ranime les cœurs.

Dans les auberges, on voit parfois de drôles de choses, allez. Un soir, je m’étais arrêté au medium_La_Louvesc_-_statue_de_Saint_Regis_1.jpgTraiteur, à côté de Lalouvesc, pour y passer la nuit. Après avoir bien chanté et dansé… c’est le moment de trinquer : « A ta santé, muletier ! A tes amours ! A la prospérité de ta couble ! A l’amitié ! »

Mais il se fait tard, une bassinoire à la main, la vieille Gustine monte l’escalier en pierre qui mène aux chambres. Elle va réchauffer mon lit. Le patron m’a cédé sa chambre car, cette nuit, il attend encore du monde ; il ne se couchera pas…

La cuisinière entre. Mais au moment de soulever la couverture, la vieille femme recule, frappée de stupeur… Couchée dans le lit du patron et coiffée d’un bonnet blanc bordé de dentelle, elle voit la maîtresse du logis… morte depuis plus de cinq ans !

Malgré son grand âge, Gustine descend quatre à quatre l’escalier. Elle se précipite dans la cuisine, affolée :

« Votre chambre est hantée ! » finit-elle par dire à son patron en s’effondrant sur une chaise.

« Francine ! » s’écrie l’aubergiste qui se demande si sa pauvre cuisinière a encore tout son bon sens « va t’en bassiner le lit ! La Gustine décoconne ! »

Francine obéit non sans rechigner.

A l’étage, la jeune fille tâtonne dans l’obscurité… L’édredon semble bouger… La servante frôle l’oreiller et sent sur sa main un souffle chaud ! Elle hurle comme une possédée !

J’entends ses cris qui résonnent dans toute la maison. Ni une, ni deux… je me précipite à la rescousse. Je donne de grands coups de fouet sur le lit et le revenant s’enfuit sans demander son reste !

En bas, tout le monde éclate de rire…

« - Tiens, voilà la mère-grand du Petit Chaperon Rouge ! » dit une voix moqueuse.

Une coiffe nouée autour de la tête, le chat de Rosine, la fille de l’hôtelier, se précipite dans la salle à manger, bouscule les clients et s’enfuit par la porte restée ouverte…

Au milieu des acclamations, Rosine gambade comme une diablesse tout en riant de la farce qu’elle vient de jouer…

Je saisis la fillette et l’élève à bout de bras. Ah ! Rosine, ma mie ! C’est ainsi que j’aime les femmes ! Si tu avais eu dix ans de plus, ce soir là, vois-tu, j’aurais de suite demandé ta main !

C’est vrai, les muletiers sont de joyeux lurons toujours prêts à rire. Un Andalou que j’ai rencontré sur le Chemin des Mules m’a raconté au coin du feu l’aventure qui est arrivée à un seigneur de chez lui.

Le sort - ou le diable, qui ne dort que d'un œil – a voulu que des muletiers choisissent le même endroit que Don Quichotte pour y faire un somme et donner herbe et eau à leurs mulets.

Sancho ne s'était pas donné la peine d'entraver Rossinante, le cheval de son maître, car il le savait placide et si peu ardent que toutes les juments de la plaine de Cordoue n'auraient pas suffi à le débaucher. Mais, tout à coup, il vint à Rossinante le désir de folâtrer avec ces dames mules !

Aussitôt qu'il les eut reniflées, délaissant son allure ordinaire et sans demander la permission, il partit d'un petit trot fringant leur présenter ses hommages.

Mais elles avaient, semble-t-il, plus envie de paître que d'autre chose, et elles le reçurent à coups de fers et de dents, si bien que très vite les sangles de Rossinante cassèrent et qu'il se retrouva sans selle… tout nu pour ainsi dire ! Pire encore : voyant qu'on voulait abuser de leurs bêtes, les muletiers accoururent armés de bâtons et lui donnèrent une telle correction qu'ils l'étendirent par terre !

Demain, à la pique du jour, je vais partir en direction du Puy-en-Velay où l’on fabrique les boutes les plus solides. J’irai aussi prier la Madone. Sous le grand arceau de l’escalier de la cathédrale, il y a quatre fers de mulets en souvenir de ce jour où l’un des nôtres s’est engagé avec ses bêtes sur les glaces du lac du Bouchet. Il n’a dû son salut qu’à la protection de Notre Dame à qui il avait fait vœu de donner le plus beau de ses mulets orné d’un plumet rouge et d’un collier de grelots dorés.

Salut et fraternité à tous !… Peut-être nous reverrons-nous en d’autres lieux puisque seules, dit-on, les montagnes ne se rencontrent pas.

 

Huit heures sonnent au clocher de Trachin. L’homme saisit sa monture par la bride et s’en va rejoindre ses compagnons déjà attablés à l’auberge. Croyez-moi, ce soir, ils vont faire la bringue !

Adiussiatz muletier… Que Dieu te garde et te préserve des mille accidents qu’on rencontre sur le chemin de la vie !…

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Le testament de Nicolas du Peloux

medium_Chateau_de_Gourdan_-_armoiries.jpgDès 1528, deux frères Cordeliers, Etienne Macheville et Etienne Rénier, prêchent à Annonay les idées de Luther. En 1539, un marchand est brûlé vif comme hérétique pour n’avoir pas voulu s’agenouiller devant une image sainte placée sur la route qu’il suivait pour aller à la foire de Lyon ! C’est le début d’une longue période marquée par le pillage et les massacres des guerres de religion. Elles se poursuivront jusqu’au début du XVIIème siècle.

Fait plus tragique encore, le conflit est attisé par un chef catholique, Saint-Chamond, et un capitaine protestant, Saint-Romain… qui sont en réalité deux frères, Christophe et Jean de Saint-Priest.

 

Pourtant, depuis sa maison forte de la place Poterne, Nicolas du Peloux, gouverneur d’Annonay en 1572, va tenter de s’élever contre la fureur des hommes qui s’est abattue sur toute la région.

medium_Maison_Forte_Du_Peloux_-_porte.jpg

 Voici son testament :

 

J’ai vu tant d’horreurs en ce Seizième siècle, qu’aujourd’hui encore il m’est impossible de trouver le repos. Je demeure en ces lieux muré dans le silence, insensible au temps qui s’écoule au dehors.

Christophe et Jean étaient frères de sang. Nés de la même mère, ils ont tété le sein de la même nourrice et s’endormaient, repus, dans le même berceau. Qui aurait pu prévoir qu’ils deviendraient un jour frères-ennemis mortels, aveuglés par la haine, assoiffés de pouvoir ? Œil pour œil… croc pour croc. Combien des leurs sont morts sous le fer de leurs armes avant qu’ils se retrouvent face à face… Saint-Chamond, le bourreau, et Saint-Romain, le défroqué.

Je n’avais que dix-neuf ans, lorsque j’eus maille à partir pour la première fois avec les Huguenots. Ils étaient cinq cents, j’étais seul et ils en voulaient à ma vie. Dieu merci, la raison en vint à bout et je pus regagner mon logis sans dommage.

Mais ce 31 octobre, il fallait bien se rendre à l’évidence nulle parole ne pouvait arrêter l’armée de Saint-Chamond. Les Protestants (nos parents, nos amis, nos voisins) étaient en grand danger. Par chance, notre maison forte était un abri sûr et un grand nombre d’entre eux eut la vie épargnée ! Je vois encore ma mère passant de l’un à l’autre. D’une écuelle de soupe fumante, d’un sourire lumineux, elle réconfortait les corps et les cœurs.

On dit que larrons sont vaillants gens d’armes et gens d’armes vaillants larrons. La ville fut saccagée pendant plusieurs jours. Les Protestants furent massacrés par milliers et les plus riches exposés à l’encan pour être rachetés à prix d’or. Quand les soldats avaient bu tout leur saoul, ils tiraient des coups de pistolet sur les tonneaux pour répandre le vin. Afin de divertir ses hommes, un capitaine mit son épée dans la main d’une femme et, lui poussant le bras, il l’obligea à plonger la lame dans le cœur de son mari. Tant de crimes odieux furent commis en des heures si sombres !

Quand le général Saint-Romain vint à son tour prendre Annonay, l’histoire se répéta, étrangement semblable… mais cette fois les soudards voulaient occire les Catholiques qui quittèrent la ville en hâte pour se réfugier à Boulieu, derrière de puissantes murailles.

Tandis que la terre, ravagée par la guerre depuis plus de dix ans, s’était transformée en un désert stérile, il fallait se nourrir de glands, de racines sauvages, de fougères, de farine faite avec du marc de raisin, de l’écorce de pin, des coquilles de noix, des tuiles et des briques, le tout mélangé à du son et à quelques maigres poignées de farine d’orge et d’avoine. Cela faisait une bien pauvre pitance amère et malsaine. Je sus alors que le temps était venu de cesser les combats pour que les hommes puissent en paix cultiver les champs et faire la récolte. La famine et les maladies causaient beaucoup de morts, les deux communautés prêtèrent à mes propos une oreille attentive et, au mois de février, je vis en grande liesse se conclure une trêve entre Annonay et Boulieu.

L’année suivante, Catholiques et Protestants, d’une même voix, me confièrent la double charge de bailli et de capitaine d’Annonay. Aussitôt investi de mon nouveau pouvoir, je fis entrer cent cinquante soldats dans notre maison de la place de la Pouterle. Nourris et armés sur mes propres deniers, ils repoussèrent les derniers assauts menés contre le château !

En treize ans, Christophe et Jean sont venus sept fois, le cœur rempli de haine, semer au nom de Dieu la désolation et la mort. Se sont-ils cherchés en vain ou se sont-ils trouvés en ce mois de septembre 1568… mais alors, comme Caïn et Abel, se sont-ils défiés sur les ruines d’une ville que leur fureur avait réduite en cendres ou ont-ils simplement passé leur chemin sans s’accorder un regard ?

Ces souvenirs sont restés trop longtemps scellés dans ma mémoire. Tous les cris vivent encore en moi et forcent mes oreilles closes. Le cri rauque des hommes qu’on égorge, le cri déchirant des femmes éventrées, le cri d’agonie des enfants jetés du haut des tours, le cri triomphant des vainqueurs, le cri torturé des vaincus… et partout le grondement sourd des flammes de l’enfer qui consument la ville tandis que se répandent le sang et l’odeur écœurante de la chair brûlée.

Dieu m’est témoin… je voulais vivre en paix !

medium_Annonay_-_Maison_Forte_du_Peloux.jpg