02/09/2006
Le sourire de Madame Dumas
Sous la Terreur, Antoine Dumas, boucher de son état, héberge des prêtres réfractaires pourchassés par les soldats. En effet, malgré la menace de la guillotine installée à la Croix de Justice, ce catholique fervent ne peut se résoudre à laisser la fureur révolutionnaire se déchaîner contre ceux qui ont choisi de rester fidèles à leur foi. D’ailleurs, quelques mois auparavant, François Antoine Boissy d’Anglas lui-même s’est opposé à une troupe de soudards et a ainsi sauvé d’une mort certaine sept malheureux prêtres qui traversaient Annonay pour se rendre en Savoie.
Chaque matin, dans sa grande maison de la place Mayol, Madame Dumas sort une belle nappe blanche toute brodée de sa main et en recouvre la table de la salle à manger. Puis elle dépose chandeliers, calice et ciboire autour d’une croix en or finement ouvragée. Les voisins s’en viennent les uns après les autres, soucieux de ne pas trop attirer l’attention. La messe est célébrée devant une assistance recueillie et fervente puis, après l’ « ite, missa est », chacun s’en retourne chez lui aussi discrètement qu’il est venu.
Restée seule, la maîtresse de maison nettoie avec soin et range les objets du culte avant de faire servir le petit déjeuner.
Mais ce jour, Madame Dumas doit accomplir une tache un peu particulière. Certes, ce n’est pas la première fois… néanmoins, son cœur bat plus fort à l’idée de ce qui l’attend.
En fin d’après-midi, elle quitte sa demeure par la sortie dérobée qui donne sur la rue de la Réforme et elle rejoint la Grand Rue encore encombrée de charrettes. Elle se dirige vivement vers la place du marché qui, malgré son récent changement de nom, continue à être, pour les Annonéens, la « place des Messieurs ».
Le regard de Madame Dumas est attiré par la silhouette sombre du clocher de la chapelle de Trachin. En août 1789, de hardis sans-culottes ont escaladé ses trente-sept mètres de hauteur pour y fixer leur symbole : un bonnet de la liberté en fer blanc ! Le quartier qui s’étend au pied de l’édifice est peuplé de petites gens qui se pressent dans un enchevêtrement de ruelles étroites et pentues. Personne ne sait depuis quand on l’appelle « la cour des miracles ».
Mais Madame Dumas ne va pas jusque là. Elle s’arrête devant l’église Notre Dame, pousse le battant de la porte d’entrée et descend les quinze marches qui la conduisent dans la nef où une table est dressée. Son immense plateau repose sur une dizaine de tréteaux et porte encore les restes d’un banquet civique copieusement arrosé. De chaque côté, les deux grandes coquilles, venues des Indes, qui servaient de bénitier sont remplies de vin aussi rouge que du sang.
Malgré sa tristesse, Madame Dumas redresse la tête. N’est-elle pas venue pour sauver ce qui peut l’être encore ? La fidèle paroissienne se signe respectueusement devant la sépulture de Nicolas du Peloux profanée -dit-on- en 1616 par un sonneur de cloches qui voulait s’emparer de son cercueil en plomb, et se recueille quelques instants à l’entrée du chœur faiblement éclairé par la lampe du Saint Sacrement. Elle prie la Sainte Vierge de lui donner du courage puis elle se dirige vers une petite porte dissimulée dans un recoin obscur. Peu de temps avant d’être arrêté, le curé de Notre Dame lui en a confié la clé pour qu’elle puisse mettre en lieu sûr quelques peintures sacrées.
Madame Dumas constate que, depuis sa dernière visite, des larrons ont forcé la serrure et sont entrés dans la sacristie mais, par bonheur, les deux tableaux qu’elle y avait laissés sont encore là, miraculeusement intacts. Elle s’attarde un instant à contempler celui qu’elle a toujours aimé : dans un décor naïf, Marie sourit avec douceur à l’enfant Jésus blotti entre ses bras.
Madame Dumas extrait les toiles de leur cadre, les roule délicatement, les glisse sous ses jupes et les attache à une corde qu’elle porte autour de la taille… une par devant… l’autre par derrière.
Sur le chemin du retour, son précieux fardeau vient lui battre les jambes à chaque pas. Sa démarche ressemble à celle d’un automate… lente et raide. A chaque instant, elle doit éviter de heurter les passants pressés de rentrer chez eux avant le couvre-feu. Parfois, Madame Dumas croise des soldats. Elle s’arrête alors contre un mur comme une pauvre infirme épuisée par la montée trop rude. Puis, lorsqu’ils ont dépassé l’angle de la Grand Rue, elle se remet en route.
Quel soulagement lorsqu’elle arrive enfin en vue de sa demeure ; qu’elle en franchit le seuil saine et sauve quoique encore très émue !
Plus tard, lorsque tous les tableaux ont retrouvé leur place dans l’église Notre Dame, Madame Dumas, le visage illuminée d’un doux sourire, a raconté son histoire à ses petits enfants… qui l’ont eux-mêmes racontée à leurs petits-enfants…
Aujourd’hui, nous nous souvenons toujours de ce sourire… le sourire d’une femme audacieuse qui traverse le temps.
08:05 Publié dans Anecdotes, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Révolution française, Annonay, Boissy d'Anglas, prêtres réfractaires, église Notre Dame
26/07/2006
La femme du mégissier
C’est probablement au tout début du Vème siècle que les premiers parcheminiers se sont installés sur le site d’Annonay ; ils ont été suivis au XIIIème siècle par les mégissiers et les tanneurs qui ont construit leurs chauchières le long de nos deux rivières, la Deûme et la Cance. Ils étaient attirés, entre autre, par la qualité exceptionnelle de l’eau : pas de calcaire mais beaucoup de silice. Ces eaux très douces dégraissent particulièrement bien les peaux brutes et ne laissent pas de dépôt au séchage. En 1867, on dénombrait à l’intérieur de la ville pas moins de cent vingt établissements travaillant le cuir ; cette industrie occupait à elle seule soixante pour cent des ouvriers ! Une femme se tient dans le « passage des Afars ». Frêle silhouette courbée par le labeur, elle tient sous son bras une corbeille de linge sale qu’elle porte à la rivière. Elle parle de son homme. Il est ouvrier mégissier et il partage avec elle les peines quotidiennes mais aussi les espoirs :
Annonay, c’est pas son pays à mon Régis ! Son chez lui, c’est Lalouvesc, où l’espace est ouvert… où les rues ne sont pas étroites et noires… où l’air qu’on respire sent les sapins et la bruyère. Mais, pour son malheur, il est le cadet d’une famille nombreuse. Alors, son père l’a envoyé à quatorze ans chercher du travail « à la ville » où on embauche. Et le v’là.
Depuis qu’on s’est mariés, on loge dans une petite maison rue Basse Sainte Claire.
Cinq heures et demie, il est l’heure de se lever. Il se tourne, grogne, ouvre les yeux… Le jour passe à peine à travers le bornétrou de la chambre. Il a les bras et les jambes encore tout rouillés du travail de la veille. Tant pis… il s’étire un peu et sort du lit. Il enfile ses brailles et une grande chemise blanche que j’ai posée à côté de lui, sur une chaise, avant de me coucher. Je dors encore mais pas pour longtemps… Sans bruit, pour ne pas réveiller nos six petiots, il passe à la cuisine et bigorne le feu pour faire chauffer sa soupe. Pendant ce temps, il verse un peu d’eau froide dans l’évier et vite, il se passe un coup de patte sur la figure…
Son écuelle est déjà sur la table. La soupe à peine avalée, il enfile ses sabots garnis de paille pour avoir mieux chaud. C’est qu’il va patauger toute la journée dans l’eau ! Quand il sort dans la rue, les ouvriers du quartier sont là et les sabots claquent sur les pavés. Toute cette agitation lui donne un peu la lourde.
Après avoir traversé le pont de Faya, il arrive dans la rue de la Valette ; il s’arrête devant le bistrot de la mère Guironnet. A cette heure-là, ça rentre, ça sort à pleine porte. Quelqu’un lui crie « Alors Régis ? » Il fait un signe de tête et un petit salut de la main. Devant le comptoir en bois ciré, il avale sans rien dire un petit verre d’eau-de-vie cul sec… pour tuer le ver ! L’alcool réchauffe et donne du courage. La patronne lui tend une chopine qu’il boira dans la matinée quand il fera soif. Le temps de se retrouver dans la rue et le voilà à 6 heures justes à la porte de la mégisserie Misery, une grande bâtisse en pierre au bord de la rivière avec un séchoir en bois à la cime.
Le patron est déjà là surveillant l’entrée des gars. Mon homme enfile un grand tablier de toile bleue et descend les escaliers car il est « ouvrier de rivière ».
Il commence par remplir les grands bacs avec de l’eau de la Deûme. L’hiver, elle est glacée ! J’ai entendu dire que des fois, à l’automne, les crues étaient si terribles qu’elles emportaient toutes les chauchières !
Le contremaître fait sortir du galetas des peaux de chevreaux toutes raides qui sentent fort la naphtaline. Mon Régis les trempe dans l’eau. Elles vont reverdir pendant une journée pour retrouver leur souplesse. Il tourne autour du bac ; il les enfonce d’un côté et de l’autre. Il tâte celles qu’il a mouillées hier. Pour elles, c’est bon. Il les sort, vide l’eau sale et remplit de nouveau les pelains avec de l’eau propre, de la chaux vive et de l’orpin. Encore quelques jours et les peaux seront prêtes à être époilées et écharnées.
L’orpin, c’est bien joli quand ça pousse sur les toits mais mélangé avec de la chaux vive, c’est une vraie saleté ! Y’a beau s’empaqueter les doigts avec des peautris, rien à faire… le mal, y guérit jamais. Les gerçures, on les appelle les rossignols à cause que ça fait chanter tellement ça brûle !
A 8 heures, tout le monde s’arrête pour le casse-croûte, un bout de picodon et un canon de vin avalés à la va-vite parce que le patron veille et la pause ne dure pas.
C’est le moment de passer à l’écharnage : un billot de bois, des couteaux qui pendent au plafond… Ils sont quinze alignés à faire les mêmes gestes répétés depuis des années : le couteau de fleur enlève les poils qui tombent par terre en petits tas noirs, la peau doit être simplement effleurée. Le couteau de chair, lui, enlève la graisse qui reste à l’intérieur. Toute une journée courbé au-dessus d’un chevalet, à racler, rogner, c’est éreintant !
Les apprentis donnent un coup de main mais faut pas trop leur en demander aux gamins. Ils récupèrent les déchets pour la fumure. Des fois, y a un gars qui raconte une histoire mais la plupart du temps, ils restent silencieux, chacun dans ses pensées : la paye qui suffit tout juste à nourrir la famille, le petit dernier qu’y va falloir mener au médecin parce qu’il rafurle sans arrêt depuis le début de l’hiver, la femme qui, pour gagner quelques sous, lave du linge pour le monde et la partie de boules du dimanche après-midi chez la mère Guironnet : la semaine dernière, c’est le Marcel qui a embrassé la Fanny !
A midi, il redresse son dos tout raidi par les rhumatismes. Dehors, le ciel est bleu et le soleil lui fait du bien… Il sort sa chopine et boit à la gargaillotte parce que les peaux avec la naphtaline, croyez-moi, ça donne soif. Aujourd’hui, on est mercredi et, dans son sac, il y a une tranche de viande… dorée et juteuse ; la seule de la semaine… il faut bien la déguster. Il lui reste plus qu’à acheter une belle miche de pain.
Déjà une heure et demie… L’après-midi sera long. Dans un bac rempli d’eau chaude, il prépare un bain avec de la crotte de chien. Il y fait macérer les peaux en remuant toutes les heures. Ça sent pas bien bon mais il y est habitué ! Après, faut bien tout rincer avec du son.
A côté, des gars préparent l’habillage dans le turbulent : de l’eau, de la farine, du jaune d’œuf, de l’alun de potasse ; une vraie recette de cuisine ! Ils malaxent les peaux dans cette mélasse et après ils les rincent et les raclent une dernière fois. Ils sont tous partant pour ce travail, rapport au fait que la mixture sert de baume pour cicatriser les rossignols…
Les peaux mouillées et gluantes sont montées au séchoir, là où on les étend sur des fils, comme du linge, pour les faire sécher. Il passe au premier étage devant l’atelier de palissonnage. Il entend les rires et les plaisanteries. Ah ! on peut dire qu’ils ont la belle vie les bourgeois de la profession, les « chouchous » du patron : bien au sec, à écouter celui qui leur lit le journal ou à commenter les nouvelles… Pour eux, les heures de travail passent sans qu’ils s’en aperçoivent !
Mon Régis aussi aurait bien voulu apprendre le métier de palissonneur, travailler en chambre, faire du cuir souple et fin comme de la soie mais, pour ça, il faut être d’Annonay, payer son apprentissage et, surtout, être fils de palissonneur. Alors, pour un gars comme lui, aucune chance d’y arriver. Mais, qui sait, peut-être qu’avec le nouveau syndicat… tout changera…
Les heures passent, la fatigue pèse sur ses épaules, les dernières peaux sont étendues, l’air devient plus vif.
Après onze heures de trime, il retrouve ses amis, la rue, le bistrot. Ils parlent beaucoup de la grande fête de dimanche. C’est la Saint Jean porte latine. Tous les mégissiers, patrons en tête, vont faire une procession à travers la ville avec leur bannière et puis il y aura un grand repas copieusement arrosé. Le vin coulera à flot, ils chanteront et, ce jour-là, y s’ront fiers d’être mégissiers !
Hier ou aujourd’hui, depuis le début jusqu’à la fin de leur vie, ainsi vont les hommes…
17:35 Publié dans Métiers et traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ancien métier, tradition, mégissiers, mégisserie, patrimoine industriel, annonay
La fille de joie
Dans la seconde moitié du Xème siècle, sous le règne de Conrad-le-Pacifique, le Vivarais a subi une attaque des Hongrois. Ce sont des guerriers particulièrement féroces et sanguinaires. Leur passage va marquer les esprits et laisser un curieux souvenir rapporté par quelqu’un d’assez inattendu.
« Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » dit-on, mais la fille de joie se rit des dictons populaires. Perchée sur l’escalier de la petite rue de la Mure, provocante et moqueuse, elle interpelle les honnêtes femmes qui marchent les yeux baissés et les beaux messieurs qui lui jettent des regards de convoitise. Elle les connaît tous et s’amuse de leurs peurs.
Et ben, y’en a du beau linge ce soir ! Mais c’est pas un quartier pour vous m’sieurs dames ! Juste une rue pour les pauv’ filles comme moi… Surtout la nuit… quand il rôde…
Le Babau, je l’ai vu : tout rouge, de peau, de poil, tout de pourpre vêtu, chaussé de cuissardes fauves avec lesquelles il marche à grandes enjambées. Géant, fort comme un taureau… En plus, le Babau est accompagné d’un énorme chien noir au poil hérissé et à la gueule écumante. C’est, pour sûr, un animal sorti tout droit de l’enfer ! D’ailleurs je me suis laissée dire que le Babau fait, quand l’occasion se présente, un peu de commerce avec le Diable…
Surgi de nulle part, il parcourt les rues à l’heure du souper et s’il croise quelqu’un, il s’écrit : « Rentrez chez vous. Le jour est pour vous, la nuit est pour moi ! »
Mais personne n’a réellement envie de le trouver sur son chemin, ni de voir les flammes qui brillent au fond de ses yeux. Il peut alors commencer son travail.
Il s’arrête devant toutes les maisons où habitent des familles avec des enfants. Il regarde par la fenêtre pour voir si les petits… mangent bien leur soupe. Malheur à celui qui fait des caprices et laisse refroidir le potage dans son assiette ! Le Babau entre soudain dans la cuisine, son chien sur les talons. L’horrible animal grogne en retroussant les babines. Il découvre d’énormes crocs jaunâtres. Glacé d’horreur, personne n’ose bouger ne serait-ce que le petit doigt. Alors le Babau en profite pour s’emparer de l’enfant capricieux. Il le met sous son bras et l’emporte dans la nuit.
Le petit prisonnier a beau crier et gesticuler pour essayer de se libérer. Rien n’y fait. Le Babau ricane. Puis, lorsqu’il a terminé sa tournée, il disparaît comme il est apparu. Il retourne dans l’Autre Monde avec son chien et les pauvres enfants qui ne voulaient pas manger leur soupe.
Il paraît qu’une fois arrivé dans son château, le Babau dévore les rabuzous tout crus sur une table d’or et qu’il jette leurs os à son chien.
Allez, faut pas rester là, m’sieurs dames… Rentrez chez vous. Le jour est pour vous et la nuit est pour moi !!!
Je ne sais pas ce que vous en pensez mais, à mon avis, il vaut mieux ne pas trop traîner dans le quartier… Cette histoire de Babau fait froid dans le dos !… Passez votre chemin et, à l’avenir, essayez d’éviter les mauvaises rencontres.
16:05 Publié dans Légende | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : spectacle de rue, légende du vivarais, annonay