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26/07/2006

Le moine

Un événement extraordinaire s’est déroulé devant le couvent des frères Cordeliers, sur l’actuel square du Premier Envol. Ce fut, à vrai dire, une véritable révolution pour les mentalités de l’époque !… Adélaïde s’en émerveille lorsqu’elle écrit à son époux, Etienne : « Admire le progrès des choses et le changement opéré dans les têtes ! Il y a un an que l’on se cachait pour faire des expériences… que j’étais obligée de vous couvrir de l’égide de mes moqueries pour prévenir celles des autres et éviter le ridicule. Aujourd’hui votre découverte se révèle à la face de l’univers avec l’approbation et l’admiration de toute la terre… » La merveilleuse découverte dont parle la jeune femme pourrait se résumer en quelques mots : « Sic itur ad astra » : c’est ainsi que l’on s’élève jusques aux cieux.

medium_Cour_des_Cordeliers_-_arcades_1.2.jpgSous les arcades de la cour des Cordeliers, un moine lit son bréviaire à la lueur d’une bougie. Il fait partie de l’ordre des Franciscains et porte autour de la taille une corde en guise de ceinture. Cela explique pourquoi il est familièrement appelé Frère Cordelier. Tout à coup il relève la tête, ferme son missel et se met à parler d’abord lentement puis avec de plus en plus d’assurance au fur et à mesure que les évènements lui reviennent en mémoire. 

 

Le 4 juin 1783 ! Si je m’en rappelle !… J’étais bien jeune alors mais c’est précisément ce jour-là que j’ai commencé à m’intéresser à un diable d’homme… Joseph...

Joseph est né le 26 août 1740 à Vidalon-lès-Annonay. Douzième enfant d’une famille qui en comptera seize au total, il est fils de papetier. Son père, Pierre Montgolfier, est un homme sévère et soucieux de la bonne marche de ses affaires.

Enfant, Joseph n’est pas du tout un bon élève ; ah ! ça non ! Aux règles de grammaire, il préfère regarder par la fenêtre monter les fumées des cheminées. De ce fait, toute sa vie, il fera des fautes d’orthographe à tous les mots.

Pendant les cours de mathématiques, ses précepteurs le perdent ; il préfère se cacher dans les cuisines où il essaie de comprendre comment fonctionne le tirage des fourneaux.

Il se sauve même du collège de Tournon où il a été mis en pension pour vivre de coquillages et de colportage ! Pensez donc !

Devenu adulte, Joseph regrette de n’avoir pas assez étudié et, alors qu’il est de passage dans le Pilat, il achète un traité d’arithmétique à un colporteur rencontré par hasard.

Joseph apprend sans peine les formules de base et élabore une méthode de calcul mental aussi personnelle que particulière. Personne ne comprend sa méthode et lui-même ne peut l’expliquer. Seul, son frère Etienne, qui a fait de solides études à Paris, arrive à comprendre les idées de Joseph et parvient aux mêmes résultats par des méthodes traditionnelles ! Avec les deux frères, l’intuition géniale s’allie à la culture scientifique.

Il est vrai que Joseph a une mémoire extraordinaire. Il est capable de réciter une poésie après l’avoir entendue une seule fois. Il n’a pas besoin de coucher des chiffres sur le papier, tout est dans sa tête. C’est un vrai génie mais aussi un personnage un peu fantaisiste au grand désespoir de son père.

Comme tous les grands penseurs, il est très distrait au point de partir à cheval et de rentrer à pied… Un jour qu’il a passé la nuit dans une auberge, il se voit réclamer, au moment de partir, une forte somme pour l’entretien d’un cheval. Joseph proteste en disant qu’il voyage à pied et qu’il doit y avoir erreur. L’aubergiste insiste en disant qu’il a dans son écurie une monture qui appartient bien à Monsieur Montgolfier. Joseph se fait alors conduire auprès du cheval qui hennit de plaisir… en reconnaissant son maître ! En effet, lors d’un précédent voyage, Joseph a oublié le pauvre animal et il est rentré chez lui à pied.

Encore quand il ne s’agit que d’un cheval !… Un jour, alors que Joseph se rend à Lyon, il s’arrête à Vienne pour y passer la nuit. Au matin, le voilà qui reprend la route. C’est ainsi que, marchant en pensant et pensant en marchant, il arrive à Lyon et se rend chez la personne qu’il doit visiter. Celle-ci s’étonne de le voir arriver tout seul : « Monsieur Montgolfier, j’espère que madame votre épouse n’est point souffrante ! » – « Mon Dieu, Thérèse ! » s’exclame l’étourdi. Il a oublié sa femme à l’auberge ! Tout penaud, il s’empresse alors de retourner à Vienne chercher la malheureuse qui l’attend, résignée.

Les inventions de Joseph provoquent souvent l’étonnement de ses concitoyens.

medium_Rue_du_Dr_Barry_-_balcon.jpgAfin de ralentir, ou du moins d’amortir, la chute des corps, notre inventeur conçoit un engin qui ressemble à s’y méprendre à un grand parapluie relié par douze cordelettes à un panier d’osier sous lequel sont accrochées des vessies de porc gonflées d’air ! Pour son premier essai, Joseph décide de sauter, rue Seyssel, du haut de la terrasse de son ami Barthélémy Barou, seigneur de la Lombardière. A leur fenêtre, les voisines qui le regardent faire s’écrient tout affolées : « Mon Dieu, Monsieur de Montgolfier est devenu « chïmple » ! Il saute par son balcon avec son parapluie ! »

Quant à son neveu, le fils d’Etienne, il affirme que Joseph s’élance aussi parfois du haut des rochers de Saint Denis !

Mais venons-en au fait. Un jour, Joseph, âgé tout de même déjà de quarante-deux ans, se trouve à Avignon pour affaires. Seul, au coin de la cheminée, il a sous les yeux une estampe qui représente le siège de Gibraltar. Par terre et par mer, les troupes franco-espagnoles n’ont essuyé que des échecs. Dans la Cité des Papes, il fait froid, le feu brûle et, soudain, Joseph s’écrie : « Mais ne pourrait-on pas y arriver au travers des airs ? La fumée s’élève dans la cheminée, pourquoi n’emmagasinerait-on pas cette fumée de manière à en composer une force disponible ? »

Sitôt dit, sitôt fait. Il appelle sa logeuse et lui demande d’apporter du taffetas, du fil, des aiguilles, des ciseaux. Après un rapide calcul, il découpe une pièce cubique, la coud sur cinq côtés et, sous les yeux étonnés de la maîtresse du logis, il froisse un journal et l’enflamme.

Quand il présente le sixième côté, ouvert, de son petit cube au-dessus de la chaleur, celui-ci se gonfle et virevolte vers le plafond. Aussitôt Joseph écrit à son frère, Etienne : « Prépare promptement des provisions de taffetas, de cordages et tu verras une des choses les plus étonnantes du monde. »

Durant tout le trajet, à pied certainement, Joseph a le temps de réfléchir à son exploit.

Malgré les réticences de Pierre Montgolfier qui considère qu’un « amusement » distrait ses fils de leur activité papetière, toute la fratrie se met au travail pour fabriquer un petit ballon avec ce qui lui tombe sous la main : les robes des sœurs et une pièce de soie de Florence destinée à doubler des gilets… Je vous laisse imaginer la colère d’Anne, leur mère ! Cependant, Etienne et Joseph sont autorisés à faire un premier essai dans une grande pièce de la maison libérée pour l’occasion de ses meubles les plus encombrants. Le petit ballon s’élève facilement. Aussitôt, on décide de tenter une nouvelle expérience mais, cette fois, en extérieur.

Un deuxième globe s’envole le 14 décembre 1782 devant les ouvriers de la papeterie. La réussite dépasse les espérances des inventeurs. Maintenant ils envisagent de faire un ballon beaucoup plus grand qu’ils appellent en secret… Séraphina !

Deux essais ont lieu dans les environs d’Annonay, l’un à Brogieux, l’autre à Colombier-le-Cardinal. Cette dernière tentative se passe de nuit, les frères Montgolfier ont fixé une petite lanterne à la base de leur globe pour le suivre des yeux. Deux de leurs amis le retiennent captif mais les forces leur manquent, ils sont soulevés. Ils essaient de reprendre pied, le ballon est plus fort qu’eux et ils lâchent prise. La machine s’élève vers les cieux, il faut la rattraper. Une folle poursuite s’engage…

Des muletiers qui montent de Serrières voient une lumière qui se déplace dans le ciel et qui semble descendre vers eux…, ils entendent le claquement des sabots des chevaux des poursuivants. Il pensent que Satan descend sur terre… et ils s’enfuient affolés !

Une fois arrivés à Annonay, nos hommes, à peine remis de leur frayeur, racontent leur aventure. La ville est en émoi, certains disent que les Montgolfier s’adonnent à la sorcellerie. Afin de couper court à ces rumeurs qui mettent en péril la prospérité de la papeterie, Pierre Montgolfier incite ses fils à organiser une expérience publique. Mais il faut que ce soit un succès, il en va de la réputation de la famille.

Ce vol officiel a lieu le 4 juin 1783 sous les murs du jardin de notre couvent en présence des députés des Etats du Vivarais qui consignent scrupuleusement tous les détails de l’expérience.

medium_Square_de_l_AIAA_-_medaillon_1.jpgLe ballon a trente-six pieds de diamètre, trente-trois pieds de hauteur pour un poids total de cinq cents livres. Il est composé de fuseaux de toile à sac jaunes et rouges réunis par mille huit cents boutons et boutonnières toutes faites à la main. Il est doublé de trois couches de papier. L’ensemble est renforcé verticalement par une sorte de filet de cordes. Le ballon est maintenu par un châssis et deux mâts.

Une foule nombreuse est venue assister à l’événement : au premier rang, les députés des états du Vivarais, puis viennent en carrosse les nobles des environs dans leurs plus beaux atours et enfin, débouchant des rues attenantes, la population de la ville curieuse et excitée. Attiré par le bruit et l’agitation, j’abandonne moi-même mon travail pour monter sur le mur du jardin et voir ce qui se passe sur la place. La curiosité est un si petit défaut !…

On allume avec de l’alcool un feu de paille sèche, de laine mouillée et de vieilles chaussures. Tout cela produit beaucoup de fumée ; l’odeur est pestilentielle ! De plus, ce jour-là , il pleut sur Annonay. Il faut maintenir le chauffage pendant le vol. Les frères Montgolfier improvisent un réchaud fixé à la base du ballon.

L’enveloppe prend forme, huit hommes ont de plus en plus de mal à la retenir, ils s’arc-boutent, les parois sont tendues. Joseph crie alors : « Lâchez tout » et le ballon s’envole sous nos yeux. Deux Annonéens viennent de dompter les airs !

Le globe monte vite jusqu’à une hauteur d’environ cinq cents toises. Après un vol d’une dizaine de minutes, l’air chaud s’échappant par les trous d’aiguilles, il tombe tranquillement dans une vigne. Au sol, un brandon s’échappe et met le feu à l’enveloppe. Des vignerons qui se trouvent là, croyant avoir affaire à un astre tombé du ciel, s’enfuient à toutes jambes en laissant brûler l’enveloppe.

C’est ainsi que s’achève l’aventure du premier ballon à air chaud. Bien d’autres verront le jour loin d’Annonay et ils porteront désormais le nom de « montgolfières ».

 

Notre moine pousse un soupir d’aise puis il ouvre son missel à la page où il s’était interrompu et reprend sa lecture. Il faut maintenant le laisser à ses prières… et, pour ne pas troubler sa douce méditation, se retirer sur la pointe des pieds.

 
medium_Statue_des_Freres_Montgolfier.jpg

 

La femme du mégissier

medium_Chauchiere_3.2.jpgC’est probablement au tout début du Vème siècle que les premiers parcheminiers se sont installés sur le site d’Annonay ; ils ont été suivis au XIIIème siècle par les mégissiers et les tanneurs qui ont construit leurs chauchières le long de nos deux rivières, la Deûme et la Cance. Ils étaient attirés, entre autre, par la qualité exceptionnelle de l’eau : pas de calcaire mais beaucoup de silice. Ces eaux très douces dégraissent particulièrement bien les peaux brutes et ne laissent pas de dépôt au séchage. En 1867, on dénombrait à l’intérieur de la ville pas moins de cent vingt établissements travaillant le cuir ; cette industrie occupait à elle seule soixante pour cent des ouvriers ! Une femme se tient dans le « passage des Afars ». Frêle silhouette courbée par le labeur, elle tient sous son bras une corbeille de linge sale qu’elle porte à la rivière. Elle parle de son homme. Il est ouvrier mégissier et il partage avec elle les peines quotidiennes mais aussi les espoirs :

 

medium_La_Louvesc_-_basilique_1.2.jpgAnnonay, c’est pas son pays à mon Régis ! Son chez lui, c’est Lalouvesc, où l’espace est ouvert… où les rues ne sont pas étroites et noires… où l’air qu’on respire sent les sapins et la bruyère. Mais, pour son malheur, il est le cadet d’une famille nombreuse. Alors, son père l’a envoyé à quatorze ans chercher du travail « à la ville » où on embauche. Et le v’là.

Depuis qu’on s’est mariés, on loge dans une petite maison rue Basse Sainte Claire.

Cinq heures et demie, il est l’heure de se lever. Il se tourne, grogne, ouvre les yeux… Le jour passe à peine à travers le bornétrou de la chambre. Il a les bras et les jambes encore tout rouillés du travail de la veille. Tant pis… il s’étire un peu et sort du lit. Il enfile ses brailles et une grande chemise blanche que j’ai posée à côté de lui, sur une chaise, avant de me coucher. Je dors encore mais pas pour longtemps… Sans bruit, pour ne pas réveiller nos six petiots, il passe à la cuisine et bigorne le feu pour faire chauffer sa soupe. Pendant ce temps, il verse un peu d’eau froide dans l’évier et vite, il se passe un coup de patte sur la figure…

Son écuelle est déjà sur la table. La soupe à peine avalée, il enfile ses sabots garnis de paille pour avoir mieux chaud. C’est qu’il va patauger toute la journée dans l’eau ! Quand il sort dans la rue, les ouvriers du quartier sont là et les sabots claquent sur les pavés. Toute cette agitation lui donne un peu la lourde.

Après avoir traversé le pont de Faya, il arrive dans la rue de la Valette ; il s’arrête devant le bistrot de la mère Guironnet. A cette heure-là, ça rentre, ça sort à pleine porte. Quelqu’un lui crie « Alors Régis ? » Il fait un signe de tête et un petit salut de la main. Devant le comptoir en bois ciré, il avale sans rien dire un petit verre d’eau-de-vie cul sec… pour tuer le ver ! L’alcool réchauffe et donne du courage. La patronne lui tend une chopine qu’il boira dans la matinée quand il fera soif. Le temps de se retrouver dans la rue et le voilà à 6 heures justes à la porte de la mégisserie Misery, une grande bâtisse en pierre au bord de la rivière avec un séchoir en bois à la cime.

Le patron est déjà là surveillant l’entrée des gars. Mon homme enfile un grand tablier de toile bleue et descend les escaliers car il est « ouvrier de rivière ».

Il commence par remplir les grands bacs avec de l’eau de la Deûme. L’hiver, elle est glacée ! J’ai entendu dire que des fois, à l’automne, les crues étaient si terribles qu’elles emportaient toutes les chauchières !

Le contremaître fait sortir du galetas des peaux de chevreaux toutes raides qui sentent fort la naphtaline. Mon Régis les trempe dans l’eau. Elles vont reverdir pendant une journée pour retrouver leur souplesse. Il tourne autour du bac ; il les enfonce d’un côté et de l’autre. Il tâte celles qu’il a mouillées hier. Pour elles, c’est bon. Il les sort, vide l’eau sale et remplit de nouveau les pelains avec de l’eau propre, de la chaux vive et de l’orpin. Encore quelques jours et les peaux seront prêtes à être époilées et écharnées.

L’orpin, c’est bien joli quand ça pousse sur les toits mais mélangé avec de la chaux vive, c’est une vraie saleté ! Y’a beau s’empaqueter les doigts avec des peautris, rien à faire… le mal, y guérit jamais. Les gerçures, on les appelle les rossignols à cause que ça fait chanter tellement ça brûle !

A 8 heures, tout le monde s’arrête pour le casse-croûte, un bout de picodon et un canon de vin avalés à la va-vite parce que le patron veille et la pause ne dure pas.

C’est le moment de passer à l’écharnage : un billot de bois, des couteaux qui pendent au plafond… Ils sont quinze alignés à faire les mêmes gestes répétés depuis des années : le couteau de fleur enlève les poils qui tombent par terre en petits tas noirs, la peau doit être simplement effleurée. Le couteau de chair, lui, enlève la graisse qui reste à l’intérieur. Toute une journée courbé au-dessus d’un chevalet, à racler, rogner, c’est éreintant !

Les apprentis donnent un coup de main mais faut pas trop leur en demander aux gamins. Ils récupèrent les déchets pour la fumure. Des fois, y a un gars qui raconte une histoire mais la plupart du temps, ils restent silencieux, chacun dans ses pensées : la paye qui suffit tout juste à nourrir la famille, le petit dernier qu’y va falloir mener au médecin parce qu’il rafurle sans medium_Boulodrome_Guironnet_2.2.jpgarrêt depuis le début de l’hiver, la femme qui, pour gagner quelques sous, lave du linge pour le monde et la partie de boules du dimanche après-midi chez la mère Guironnet : la semaine dernière, c’est le Marcel qui a embrassé la Fanny !

A midi, il redresse son dos tout raidi par les rhumatismes. Dehors, le ciel est bleu et le soleil lui fait du bien… Il sort sa chopine et boit à la gargaillotte parce que les peaux avec la naphtaline, croyez-moi, ça donne soif. Aujourd’hui, on est mercredi et, dans son sac, il y a une tranche de viande… dorée et juteuse ; la seule de la semaine… il faut bien la déguster. Il lui reste plus qu’à acheter une belle miche de pain.

Déjà une heure et demie… L’après-midi sera long. Dans un bac rempli d’eau chaude, il prépare un bain avec de la crotte de chien. Il y fait macérer les peaux en remuant toutes les heures. Ça sent pas bien bon mais il y est habitué ! Après, faut bien tout rincer avec du son.

A côté, des gars préparent l’habillage dans le turbulent : de l’eau, de la farine, du jaune d’œuf, de l’alun de potasse ; une vraie recette de cuisine ! Ils malaxent les peaux dans cette mélasse et après ils les rincent et les raclent une dernière fois. Ils sont tous partant pour ce travail, rapport au fait que la mixture sert de baume pour cicatriser les rossignols…

Les peaux mouillées et gluantes sont montées au séchoir, là où on les étend sur des fils, comme du linge, pour les faire sécher. Il passe au premier étage devant l’atelier de palissonnage. Il entend les rires et les plaisanteries. Ah ! on peut dire qu’ils ont la belle vie les bourgeois de la profession, les « chouchous » du patron : bien au sec, à écouter celui qui leur lit le journal ou à commenter les nouvelles… Pour eux, les heures de travail passent sans qu’ils s’en aperçoivent !

Mon Régis aussi aurait bien voulu apprendre le métier de palissonneur, travailler en chambre, faire du cuir souple et fin comme de la soie mais, pour ça, il faut être d’Annonay, payer son apprentissage et, surtout, être fils de palissonneur. Alors, pour un gars comme lui, aucune chance d’y arriver. Mais, qui sait, peut-être qu’avec le nouveau syndicat… tout changera…

Les heures passent, la fatigue pèse sur ses épaules, les dernières peaux sont étendues, l’air devient plus vif.

Après onze heures de trime, il retrouve ses amis, la rue, le bistrot. Ils parlent beaucoup de la grande fête de dimanche. C’est la Saint Jean porte latine. Tous les mégissiers, patrons en tête, vont faire une procession à travers la ville avec leur bannière et puis il y aura un grand repas copieusement arrosé. Le vin coulera à flot, ils chanteront et, ce jour-là, y s’ront fiers d’être mégissiers !

 

Hier ou aujourd’hui, depuis le début jusqu’à la fin de leur vie, ainsi vont les hommes…

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La fille de joie

medium_Rue_de_la_Mure_2.3.jpgDans la seconde moitié du Xème siècle, sous le règne de Conrad-le-Pacifique, le Vivarais a subi une attaque des Hongrois. Ce sont des guerriers particulièrement féroces et sanguinaires. Leur passage va marquer les esprits et laisser un curieux souvenir rapporté par quelqu’un d’assez inattendu.

« Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » dit-on, mais la fille de joie se rit des dictons populaires. Perchée sur l’escalier de la petite rue de la Mure, provocante et moqueuse, elle interpelle les honnêtes femmes qui marchent les yeux baissés et les beaux messieurs qui lui jettent des regards de convoitise. Elle les connaît tous et s’amuse de leurs peurs.

 

Et ben, y’en a du beau linge ce soir ! Mais c’est pas un quartier pour vous m’sieurs dames ! Juste une rue pour les pauv’ filles comme moi… Surtout la nuit… quand il rôde…

Le Babau, je l’ai vu : tout rouge, de peau, de poil, tout de pourpre vêtu, chaussé de cuissardes fauves avec lesquelles il marche à grandes enjambées. Géant, fort comme un taureau… En plus, le Babau est accompagné d’un énorme chien noir au poil hérissé et à la gueule écumante. C’est, pour sûr, un animal sorti tout droit de l’enfer ! D’ailleurs je me suis laissée dire que le Babau fait, quand l’occasion se présente, un peu de commerce avec le Diable…

Surgi de nulle part, il parcourt les rues à l’heure du souper et s’il croise quelqu’un, il s’écrit : « Rentrez chez vous. Le jour est pour vous, la nuit est pour moi ! »

Mais personne n’a réellement envie de le trouver sur son chemin, ni de voir les flammes qui brillent au fond de ses yeux. Il peut alors commencer son travail.

Il s’arrête devant toutes les maisons où habitent des familles avec des enfants. Il regarde par la fenêtre pour voir si les petits… mangent bien leur soupe. Malheur à celui qui fait des caprices et laisse refroidir le potage dans son assiette ! Le Babau entre soudain dans la cuisine, son chien sur les talons. L’horrible animal grogne en retroussant les babines. Il découvre d’énormes crocs jaunâtres. Glacé d’horreur, personne n’ose bouger ne serait-ce que le petit doigt. Alors le Babau en profite pour s’emparer de l’enfant capricieux. Il le met sous son bras et l’emporte dans la nuit.

Le petit prisonnier a beau crier et gesticuler pour essayer de se libérer. Rien n’y fait. Le Babau ricane. Puis, lorsqu’il a terminé sa tournée, il disparaît comme il est apparu. Il retourne dans l’Autre Monde avec son chien et les pauvres enfants qui ne voulaient pas manger leur soupe.

Il paraît qu’une fois arrivé dans son château, le Babau dévore les rabuzous tout crus sur une table d’or et qu’il jette leurs os à son chien.

Allez, faut pas rester là, m’sieurs dames… Rentrez chez vous. Le jour est pour vous et la nuit est pour moi !!!

 

Je ne sais pas ce que vous en pensez mais, à mon avis, il vaut mieux ne pas trop traîner dans le quartier… Cette histoire de Babau fait froid dans le dos !… Passez votre chemin et, à l’avenir, essayez d’éviter les mauvaises rencontres.

 

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