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26/07/2006

Sur la place des Messieurs

medium_Annonay_-_Place_de_la_Liberte_3.jpgLa place de la Liberté a changé tant de fois de nom au cours des siècles que les Annonéens l’appellent la Place tout simplement !

 

Au milieu du XVIIIème siècle, l’usage populaire lui avait donné le nom de « place des Messieurs » pour commémorer une étrange habitude de certains Annonéens.

Les riches demeures du pourtour de la place étaient habitées par des notables. Jugez vous-mêmes :

Joseph St-Ange Astier et Pierre Chomel, notaires royaux,

Christophe Bollioud, seigneur de Brogieux,

François Charles de Missolz, ancien capitaine d’artillerie,

Charles Louis Duret, médecin et ancien consul,

Claude Malgontier, procureur au bailliage et également ancien consul,

Jean Ravel, riche négociant.

Ces « Messieurs » se promenaient tous les matins sur la place en « galant négligé ». Ce qui signifie en robe de chambre, en pantoufles et en bonnet de nuit. Dans cet équipage, ils rivalisaient d’élégance et de vanité, choisissant les étoffes les plus précieuses, les couleurs les plus vives, les pompons les plus soyeux.

Inutile de préciser que leurs épouses n’étaient point conviées à cette sortie matinale, si bien que les Annonéens, par dérision, baptisèrent « place des Messieurs »… la place où les « Messieurs » se pavanent !

 

Parmi les étranges comportements des contemporains du Siècle des Lumières, celui de Pierre Antoine Peyrond mérite d’être évoqué.medium_Maison_Peyron.jpg

En effet, ce riche marchand avait pour habitude d’uriner d’une fenêtre du dernier étage de sa maison* avant d’aller se coucher. En 1730, il épousa Claire Albert, une femme de seize ans sa cadette réputée pour sa grande beauté. Un an plus tard, alors que Pierre Antoine Peyrond se soulageait avant d’aller au lit, il fit une chute malencontreuse et un passant le trouva mort sur le pavé. Très vite, la rumeur courut que cette chute ne serait peut-être pas accidentelle ! Les mauvaises langues s’en donnèrent à cœur joie. Pourtant, la jeune veuve attendra vingt ans pour convoler en justes noces avec Pierre de Vogüé et devenir ainsi la châtelaine de Gourdan.

 

L’actuelle place de la Liberté est depuis toujours la place du marché… Autrefois, autour de l’énorme église Notre Dame qui fut démolie en 1913, les paysannes se pressaient pour vendre leurs légumes, leurs œufs, leurs fromages… elles gardaient toujours leurs paniers au bras, prenant grand soin de ne pas les poser par terre pour ne pas payer un emplacement !

* située au 4 place de la Liberté

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Les muletiers cévenols

 

medium_Ane.2.jpg

Un cri de muletier retentit dans le calme du soir : « I... O... IA... » et la couble débouche de la rue de Deûme !

Une couble est composée de douze à trente mulets. Chaque bête est ornée d’un collier de clochettes, le trintrin, tandis que le chef de file porte la cayrade, une cloche de cuivre dont le battant est un gros os perforé au bout duquel pend un beau gland de laine rouge.

Les clochettes empêchent les mulets de dormir en marchant, écartent les mouches et annoncent de loin l’arrivée des muletiers. Tout cela vous fait un tinrelintintin d’enfer ! « Et balalin, balalan ! »

Dans la couble chaque mulet a sa place et son nom :

En tête, le Viégi qui est le mulet le plus fort, le plus intelligent, celui qui est capable de retrouver son chemin sous des mètres de neige. Il porte le rameau de laurier donné par le vigneron avant que le muletier ne reparte. Contribution de rigueur pour bien notifier qu’on est prospère !

Ensuite vient le Roulet qui porte un gros grelot. Puis le Bardot, toujours placé au milieu de la file. C’est un jeune en cours de dressage qui transporte une faible charge.

Les autres mulets portent des noms rappelant leur couleur ou un trait de leur caractère : le Follet, le Roubis, le Caillet...

Le cheval de la barde ferme la marche. Monture du muletier, ce n’est pas un cheval mais parfois un âne vigoureux et trotteur.

Le maître muletier possède un fouet à manche court porté en demi-sautoir. Il sert rarement mais il marque le commandement.

Aujourd’hui, un padgelou, le fils du maître muletier, est assis sur le dos du Viégi pour son premier voyage. Vêtu en muletier comme son père, il se croit le roi du pays. C’est une grande émotion pour les enfants d’Annonay de voir un petit muletier dans la couble. Son costume bariolé mais surtout son fouet font l’admiration et l’envie de tous les rabuzous qui, outrage suprême, lui tirent parfois sa queue de cheval, fierté de la corporation ! Mais le padgelou sait se faire respecter et les parents sont là aussi pour mettre la paix.

On est muletier de père en fils. Le petiot fait son premier voyage à cheval sur les genoux de son père à la veillée. Il apprend à crier à ses futurs mulets « I, O, IA ». Plus tard, l’enfant venu à la rencontre de son père est hissé sur la charge d’un des mulets. Enfin, quand le muletier a dit et répété cent fois à son fils que, quand il sera grand, il le mènera au pays des raisins, des figues et du bon vin, voilà qu’un beau jour cette promesse se réalise.

On réserve au mulet le plus paisible l’importante mission de porter, suspendue à son cou, l’alte, une sorte de bouteille entourée de paille. Pour boire au moment de la halte. Quand elle est vide, on pique les boutes.

Les boutes sont fabriquées au Puy-en-Velay. Ce sont de grandes outres en peaux de vaches solidement cousues et fermées sur le haut par une cheville en bois. Deux boutes font la charge d’un mulet… pas moins de cent soixante-huit litres de vin !

Vides, les boutes sont raides comme des planches et on doit les faire tremper dans l’eau pour les assouplir avant de les remplir. Lorsqu’elles sont usées parce que trop souvent piquées, les boutes sont vendues aux grouliers qui vont de village en village pour raccommoder les chaussures.

En ville, le couratier sert d’intermédiaire et, bien que les muletiers sachent lire et écrire, les ventes se concluent à la "pache"… puis on crache par terre et « cochon qui s’en dédit ! »

Le vin était chargé dans la vallée du Rhône, dans le Bas-Vivarais, à Annonay où cinq millions de litres étaient produits en 1730 ! Il était vendu dans le Velay, en Auvergne, en Lozère.

Du midi, les muletiers apportaient le sel et les épices.

Dans le sud de l’Ardèche, ils prenaient les écheveaux de soie grège qui attiraient souvent la convoitise des brigands.

Des hauts plateaux, ils apportaient le blé, les fourmes, les peseaux, les écorces de châtaigniers ou de chênes, les peaux brutes pour les tanneurs.

Et encore les lentilles et la dentelle du Puy, le papier et le cuir fini d'Annonay, la quincaillerie de Saint-Etienne, la soie de Lyon, les couteaux de Thiers…

medium_Annonay_-_Rue_Franki_Kramer_-_cour.jpgMais ce soir, le couratier va conduire le muletier à l’auberge. Son arrivée est une fête. La femme de l’aubergiste lui prépare à manger et les conversations vont bon train….

Un muletier devenu maire affirme :

« Il faut avoir les mêmes qualités pour diriger les mulets et les hommes mais les hommes sont plus mulets que les mulets ! »

Un autre raconte que, par un temps de grande neige, il passa sur le village du Bessat sans s’en apercevoir. Un fer, perdu par un de ses mulets, fut retrouvé plus tard sur le toit de l’église !

A propos de neige, les muletiers expliquent aussi comment faire la chalade pour se frayer un chemin. Le mulet en tête de la couble piétine quelques instants la neige puis passe à la queue, le second qui le remplace, fait de même et ainsi de suite… Les mulets font la trace !

Le souvenir de quelques muletiers est resté dans les mémoires :

Gilles Hercule du Bergognon, par exemple, possédait une couble de quatorze mulets. Dans sa famille, on était muletier de père en fils depuis des siècles.

Le Gilles était rond comme une boule mais élégant et vigoureux. Il aimait boire et plaisanter ; il mettait en révolution tous les endroits où il passait. Il n’en négligeait pas pour autant ses affaires et la direction de ses mulets.

Le Gilles transportait du vin blanc de Banne. Il disait que les boutes étaient comme des poumons qui, avec la pureté de l’air de ce pays, régénèrent le sang ! Et en effet, le vin voyageant à dos de mulets sur les hauts plateaux cévenols se transformait en un nectar d’une douceur incomparable.

Notre muletier vendait son vin blanc au clergé et à toutes les bonnes maisons de Lozère. Il paraît même qu’un député de passage le trouva si bon qu’il en fit venir plusieurs tonneaux à Paris. Hélas, une fois dans la capitale, le fameux nectar n’avait plus le même goût ! Il s’en plaignit au Gilles qui lui répondit : « Ce n’est pas étonnant ! Il fallait faire venir mon vin dans les boutes, et par la route de Mende ! »

Grand Pierre, lui, était originaire d’Annonay. C’était un vrai géant.

Il était sérieux en affaires et ses mulets savaient lire dans ses yeux les mouvements à effectuer et la direction à suivre. Mais il buvait raide et s’amusait à enfioler les gens en leur proposant de boire tout le vin contenu dans sa grande tasse pleine à ras bord.

Pourtant Grand Pierre ne riait jamais et parlait peu. Il fuyait les auberges trop bruyantes et portait sur le visage une tristesse cachée.

Grand Pierre avait des fils de laine noire à la cordelière de son chapeau et aux pompons rouges de ses mulets. Ses grelots et ses clochettes avaient des sons plus sourds.

Un jour qu’il s’était arrêté à l’auberge du Signe de la Croix, les clients virent la femme de l’aubergiste lui parler à l’oreille. Soudain il s’écria de sa voix la plus rude : « Ah ! Je ne veux pas parler de ça ! »

Plus tard, on apprit que Grand Pierre avait eu quatre fils, tous grands et forts comme lui, et qu’ils étaient morts à la guerre quelque part loin du pays.

Gilles, Grand Pierre et tous les autres sont repartis au petit matin, le Padgelou perché fièrement sur le Viégi. Les clochettes dindolent dans le lointain. C’est à peine si on entend encore la voix des muletiers : I… O… IA…

 
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La légende de la châtaigne

medium_Rue_Barville_-_porte_1.jpgLes ruelles du Vieil Annonay réservent bien des surprises aux promeneurs curieux. Il suffit de garder toujours les yeux et le cœur grand ouverts.

Devant la belle porte du n° 1 de la rue Barville, une femme est assise. Dans cette étroite ruelle coincée entre de sombres murs, un rayon de soleil est venu l’éclairer. Elle épluche des châtaignes. Une petite fille, assise sur une marche de l’escalier de pierre, berce doucement un chaton en fredonnant une chanson.

« S’il te plait, raconte-lui une histoire pour qu’il s’endorme » demande l’enfant.

La femme sourit alors qu’une légende lui revient en mémoire. Elle la tient toute entière au bout de ses doigts agiles, lisse et brillante mais si difficile à décortiquer… L’enfant voit l’ombre d’un homme qui se penche sur sa mère. Dans la ruelle, le temps semble s’être arrêté :

 

En ce temps-là, les pentes ardéchoises étaient aussi nues que la main. Les eaux du ciel y roulaient à plaisir et les lavaient mieux que n’auraient su le faire les chercheurs d’or. C’est ainsi que la bonne terre s’en allait et que seuls les rochers restaient. Les Ardéchois gémissaient.

« Regardez-nous » disaient-ils, suant et soufflant courbés sous la hotte. « Nous remontons notre sol sur notre dos comme on porte sa misère. Nous bâtissons des murs... et des murs pour le garder chez nous. Et pourtant les vertèbres de notre pays pointent de partout que c’en est grand pitié ! » Et c’était bien vrai ma foi !

Le cœur affligé des Ardéchois s’éleva tant et tant comme les litanies des vêpres que Dieu le Père tint conseil dans sa grande mansuétude. Tous avis entendus, la décision fut prise :

« Qu’on leur donne un arbre » dit Dieu.medium_Saint-Symphorien-de-Mahun_-_petit_chataignier_1.2.jpg

Et le châtaignier sortit de terre. Il prit racine partout. Dans la moindre saignée du rocher, il se cramponnait ; dans les combes et les vals, il se multipliait.

Les Ardéchois étaient aux anges. Ils prirent ses feuilles et en firent la litière et la nourriture de leur troupeau, le fumier de leur jardinet et l’ombre de leurs assemblées. De son bois, ils firent la charpente de leur maison, la poutre maîtresse de leur cheminée et la canne de leur berger. Restait le fruit : il était sucré et nourrissant mais, comme tous les fruits des arbres trop vite faits, il était nu sur la branche comme la cerise, la prune ou le raisin. C’était un fruit agréable mais sans esprit.

Les Ardéchois n’osaient pas se plaindre à haute voix ; ils ne voulaient pas discuter un don du ciel mais ils n’en pensaient pas moins. Dieu le Père qui entend tout, et surtout ce qui n’est pas dit, s’irrita d’abord puis il décida de déléguer au pays ardéchois un de ses spécialistes de l’arboriculture.

« Qu’ils fassent donc leurs châtaignes comme ils les veulent en trois coups, pas un de plus. »

C’est ainsi que Noune, le plus éveillé des Ardéchois, rencontra un jour, par hasard, le délégué providentiel au coin d’un bois.

« Alors, Noune » dit le Céleste, « qu’est-ce qui ne va point ? »

« Ma foi, mon bon Monsieur » articula Noune après avoir enlevé sa casquette d’un geste mesuré, « il faudrait peut-être que cette châtaigne soit comme notre cœur. »

Ainsi fut fait. Au lieu de pendre toutes dénudées au bout des branches, les châtaignes se cachèrent à partir de ce jour-là dans une bogue. Des piquants au-dehors, du velours au-dedans et des châtaignes serrées l’une contre l’autre, plates dans le dos, rondes par devant comme l’homme et la femme qui sont les deux moitiés d’une même chose !

Au second jour, Noune fut à nouveau consulté.

« Alors, Ardéchois » dit le Céleste, « qu’a donc cette châtaigne qui ne va point ? »

« Ma foi, mon bon Monsieur » répondit-il après avoir enlevé sa casquette, « il faudrait bien qu’elle prenne son temps et.... qu’elle nous le donne. »

Ainsi fut fait. La châtaigne s’entoura d’une pellicule brune et résistante. On devait dès lors la déshabiller avant de la manger...... la déshabiller patiemment, calmement entre les doigts après l’avoir fait danser dans les flammes. C’est ainsi que les choses qui ne se donnent pas simplement prennent le goût délicieux de l’attente. Le temps pris par la robe de la châtaigne, la châtaigne le rendit aux Ardéchois. Elle fit aussi un pacte d’amour avec les grands feux de bois qui dansent dans les yeux jusqu’au fond de l’âme. C’est ainsi que les Ardéchois s’accoutumèrent à se réunir le soir à la veillée et à causer pour causer..... et à rêver pour rêver.

Au troisième jour, Noune fut à nouveau consulté pour la dernière fois.

« Alors » dit l’envoyé céleste, « vous voilà contents, toi et les tiens ? »

« Ma foi, mon bon Monsieur » répondit-il après avoir enlevé sa casquette, « encore faudrait-il que notre châtaigne ne soit pas trop parfaite. »

Ainsi fut fait. La châtaigne reçut une deuxième enveloppe fine et ligneuse à la fois qui épousait tous ses contours et rentrait parfois dans sa chair comme les racines du châtaignier dans les interstices de la roche..... ou bien comme ces petites choses de la vie qui viennent se glisser dans les grandes pour l’irritation ou le désarroi de ceux qui voudraient que tout leur soit donné d’un seul coup.

Noune regretta d’abord d’avoir souhaité ce qui lui fut accordé. Et puis au fil des jours... et des jours, il ne regretta rien du tout. Cette seconde peau paya au centuple son existence. Elle laissa dans les replis secrets du fruit de petits accroche-gorges légèrement râpeux qui firent merveille ! « Qu’on apporte à boire ! » cria-t-on les soirs de veillée. On tira des tonneaux des pichets de vin rouge et des pichets de vin blanc.... et l’on se mit à s’adoucir le gosier par de franches lampées... et l’on se mit à parler... et l’on se mit à rire.... et l’on se mit à chanter.

Depuis, lorsque Dieu le Père, les soirs d’hiver, écoute les bruits de la terre, il entend dominant les clameurs et les tumultes, les fureurs et les cris de rage, le cœur puissant des Ardéchois qui chantent à pleins poumons autour du feu en mangeant leurs châtaignes. C’est ainsi qu’il comprend, après en avoir douté peut-être, que sa création a du bon.

 

La femme se redresse, un sourire attendri sur les lèvres ; une étincelle brille dans les yeux de l’enfant. Elle jurerait qu’avant de disparaître, l’ombre de l’homme lui a fait un petit signe de la main.

Texte d’André Griffon

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